Il est des livres qui ne se contentent pas d’éclairer un concept, mais qui en exilant les ombres, reconfigurent notre géographie mentale. Aimer pour rien, l’essai magistral de Camille de Villeneuve, est de ceux-là. Aimer pour rien de Camille de Villeneuve est publié aux Éditions du Cerf.
Le site d’information Made In Perpignan s’associe à Mare Nostrum, devenu la référence littéraire du bassin méditerranéen. Dans le cadre de ce partenariat prestigieux, Jean-Jacques Bedu, président du Prix littéraire Mare Nostrum, dévoile ses coups de cœur.
À rebours d’une énième méditation mélancolique sur les amours éconduites, l’ouvrage se déploie comme une enquête généalogique d’une érudition vertigineuse, traquant la métamorphose d’une idée — l’amour pur — qui, du XIIe au XXe siècle, aura oscillé entre la plus haute subversion mystique et la plus sombre perversion morale. L’autrice y démontre, avec une rigueur implacable, comment la « supposition impossible » (aimer Dieu même s’il me damnait) est passée du statut d’hyperbole amoureuse libératrice à celui de piège masochiste, avant de trouver son salut dans l’intellectualité.
De l’ordalie médiévale : la subversion de la Fine Amor
Camille de Villeneuve refuse d’emblée la chronologie paresseuse qui ferait naître le « pur amour » avec la querelle du quiétisme au XVIIe siècle. Son geste inaugural est de rendre à l’histoire sa profondeur médiévale. Elle retourne aux sources : Job sur son fumier, Narcisse face à son reflet, mais surtout, elle exhume la puissance spéculative du XIIe et XIIIe siècle.
C’est là, dans la fine amor des troubadours et la théologie mystique des béguines, que se joue le premier acte. L’autrice analyse brillamment comment des figures comme Marguerite Porete, dans son Miroir des âmes simples et anéanties, utilisent l’amour sans retour non pour s’écraser, mais pour affirmer une souveraineté radicale. L’amour pur médiéval n’est pas une défaite ; c’est un « deuil traversé » qui permet d’accéder à une vie commune avec Dieu, libérée de la dette et de la crainte mercenaire. Camille de Villeneuve montre que chez Guillaume de Saint-Thierry ou Marguerite Porete, l’anéantissement de la volonté propre n’est pas une destruction du soi, mais une dilatation de l’intelligence. La « supposition impossible » — accepter l’Enfer par amour — est ici une bravade, un défi lancé à Dieu pour le sommer d’être à la hauteur de son amour, instaurant une égalité paradoxale entre le Créateur et la créature.
La bascule de Fénelon : l’entrée en perversion
Le cœur de l’essai réside dans la mise en tension dramatique entre ce moment médiéval et sa relecture moderne. Villeneuve dissèque le glissement opératoire qui s’effectue au XVIIe siècle, sous la plume de Fénelon et de Madame Guyon. C’est ici que la subversion bascule dans la perversion.
L’analyse est chirurgicale : le « système du pur amour » fénelonien dissocie le désir de la béatitude. Il introduit l’idée monstrueuse d’un Dieu qui pourrait, par pur arbitraire, damner l’innocent pour sa gloire. Ce n’est plus l’audace mystique de Marguerite de Porete, mais l’instauration d’un « mysticisme du pervers ». Camille de Villeneuve démontre comment cette théologie dévoyée blanchit la pulsion de mort et la haine de soi sous les atours de la sainteté. Le désintéressement devient un alibi pour jouir de sa propre destruction face à un Autre tyrannique. L’autrice révèle ainsi la matrice théologique du masochisme moderne : en acceptant l’injustice divine, le sujet fénelonien jouit secrètement d’une souveraineté dans le malheur.
Le corps féminin comme champ de bataille : du mystique au littéraire
L’un des apports les plus saisissants de l’ouvrage est la lecture genrée de cette dérive. Camille de Villeneuve suit la trace de cet amour sacrificiel dans la littérature des XIXe et XXe siècles, montrant comment il devient le script imposé du désir féminin. De la Grisélidis de Boccace, soumise aux cruautés absurdes de son mari, aux héroïnes de Sacher-Masoch ou à la Véronique de Robert Musil, l’amour pur devient le nom de code d’un consentement à l’abjection.
L’essayiste ne fait pas que constater ; elle critique cette érotisation du sacrifice. Elle met en lumière la résistance d’Héloïse face à Abélard, ou l’intelligence des béguines qui refusaient d’être les victimes de Dieu. En revanche, elle pointe avec acuité comment la modernité littéraire (Kessel, Paulhan, Réage) a sécularisé le « pur amour » pour en faire l’alibi d’une domination masculine, où la femme prouve son amour par son annihilation. C’est une lecture politique du désir qui se dessine : l’amour inconditionnel, lorsqu’il est coupé de la justice et de l’intellect, devient le terreau de la tyrannie intime.
La résurgence de l’amour intellectuel : Spinoza, Weil, Hillesum
Si le livre s’arrêtait là, il ne serait qu’un constat d’échec. Mais Camille de Villeneuve opère un redressement spectaculaire dans sa dernière partie, en convoquant des figures qui, au cœur du désastre du XXe siècle, réinventent l’amour pur contre la perversion sacrificielle.
Elle réhabilite la voie de l’amour intellectuel de Dieu, tracée par Spinoza, l’anti-Fénelon par excellence, pour qui aimer Dieu n’est pas subir sa loi arbitraire, mais comprendre la nécessité de la nature. Mais c’est avec Simone Weil et Etty Hillesum que l’essai atteint sa plus haute densité. Chez Simone Weil, l’amour pur est cette capacité à « aimer à vide », à renoncer à la pesanteur de la force pour laisser exister l’autre. C’est un amour qui accepte que Dieu se soit retiré du monde pour nous laisser libres.
Quant à Etty Hillesum, au seuil d’Auschwitz, elle oppose au nihilisme ambiant un amour qui est une « attention au réel ». Villeneuve montre magnifiquement comment Etty Hillesum transforme le désir de possession (jalousie, emprise) en un amour qui « aime le désir de l’autre » Ici, l’amour pur n’est plus une destruction de soi, mais une ouverture au monde, une capacité à « déposer le sentiment dans la nature » et à affirmer, face à l’horreur, que la vie est bonne.
Aimer pour rien : vers une nouvelle liberté amoureuse
Camille de Villeneuve nous offre un livre vibrant pour sortir des impasses de la psychologie moderne. Elle nous emmène dans un voyage fascinant à travers les siècles, des mystiques du Moyen Âge aux grands philosophes, pour répondre à une question essentielle : savons-nous encore aimer sans vouloir posséder l’autre ?
Ce livre propose un défi audacieux : accepter l’autre tel qu’il est, sans exiger de contrepartie immédiate. En brisant le cercle du narcissisme et du sacrifice, il nous invite à une nouvelle forme de relation, plus libre et plus apaisée. C’est un guide indispensable pour guérir nos imaginaires amoureux.
Apprendre à aimer pour rien, c’est enfin commencer à aimer vraiment.
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