[Série « L’IA dans tous ses états », 5e et dernier épisode] Nous avons vu dans les précédents épisodes à quel point l’intelligence artificielle s’insinue dans nos professions et notre créativité. Mais nous change-t-elle en profondeur ? Simple technologie supplémentaire ou modification de l’intime, les procédés questionnent. Et peut-être sont-ils moins récents qu’on l’imagine. Made in Perpignan a interrogé plusieurs universitaires. Photo d’illustration © Igor Omilaev – Unsplash.
Ludivine Crépin, docteur en intelligence artificielle à Montpellier, est aussi une historienne de l’IA. Elle se souvient des premiers cours et diplômes informatiques qui intègrent le sujet dès les années 1990.
« Au niveau de l’intelligence artificielle, on répète le passé. On l’a dénigrée dans les années 1990, on appelle ça l’hiver blanc de l’IA, jusque vers 2015. »
L’arrivée de l’ordinateur personnel suspend le déploiement de l’IA, avec un marché misant davantage sur la vente de matériel. L’intelligence artificielle revient sur le devant de la scène avec ces machines qui battent l’humain à des jeux, notamment le jeu de Go avec une start-up rachetée par Google. « Ce sont eux qui ont relancé l’IA, et c’est Open AI qui a continué. »
« En intelligence artificielle, ce qui m’a plu, c’est le flou. »
La passion de Ludivine Crépin pour le sujet tient à l’imprévisibilité de cette science. « En informatique classique, on sait tout ce qui va se passer dans le programme. En intelligence artificielle, ce qui m’a plu c’est le flou. Cela peut donner un résultat auquel on ne s’attend pas. » Elle regrette que les études en IA soient mal financées en France, alors que nos chercheurs ont inventé des pans entiers du domaine.
« Sur l’IA génératif, les meilleurs sont les États-Unis. On ne pourra jamais récupérer notre retard, ils ont des années de travail qu’on ne peut pas compresser. »
C’est aussi aux États-Unis que Ludivine Crépin constate les dérives qui se propagent ensuite au reste du monde. « Les IA ont commencé à inventer des études scientifiques qui n’existent pas pour la FDA (NDLR : Ministère de la santé). »
Ludivine Crépin déplore aussi la multiplication des vendeurs de rêve, et des médias qui assurent que l’IA pourra réfléchir l’année prochaine. « C’est physiquement impossible. Cela reste un algorithme. L’IA est incapable de comprendre ce qu’elle dit. » Deux branches en IA seraient en guerre, le côté statistique et le côté génératif. Ce dernier est peut-être juste jouet pour faire des images dont on se lassera. « On atteint les limites de la machine, qui n’a plus de nouvelles données pour apprendre. »
« L’IA est faite pour aider les gens et pas les remplacer. »
En revanche, la docteure ne croit pas à la disparition des métiers, seulement à leur évolution. « Le seul métier que les technologies ont tué, ce sont les éclaireurs qui allumaient les lampes à gaz. L’IA est faite pour aider les gens et pas les remplacer. » Les entreprises qui auraient licencié du personnel pour le remplacer par l’IA auraient déjà fait marche arrière.
« Pour maintenir l’IA, il a fallu embaucher plus d’humains que ce qu’ils en avaient viré. »
Pour autant cela laisse de côté les travailleurs faiblement qualifiés. « Les personnes travaillant dans l’accueil, le support téléphonique vont être facilement licenciables. » Mais la qualité en pâtirait. « On est en train de survendre l’IA et je pense qu’on va retourner à un hiver blanc d’ici cinq ans. »
Ludivine Crépin constate une addiction aux nouveaux outils, qui deviennent un réflexe au détriment de gestes de base. « Quand je donne des cours, les jeunes ne prennent plus de notes et ne tapent même plus sur un clavier. La menace est là. » L’universitaire entrevoit un internet qui deviendra bientôt inutilisable, une poubelle de la société. En attendant, elle finalise un projet à base d’intelligence artificielle dont le but est d’aider les personnes âgées en repérant et bloquant les arnaques depuis leur navigateur.
Préserver son esprit critique
Fleur Hopkins-Loféron, docteure en histoire de l’art et travaillant sur les imaginaires scientifiques, s’est également penchée sur l’IA. « Ma première rencontre avec un agent conversationnel a eu lieu en 2008 avec Clara, chatbot de la Fnac. Je me souviens du sentiment d’inquiétante étrangeté. » Mais selon Fleur Hopkins-Loféron, l’IA générative doit encore faire ses preuves tant qu’elle invente des sources fantaisistes. « En tant qu’enseignante, je suis vigilante sur les manières dont l’IA va bousculer le champ de l’éducation. Ne pas déléguer son esprit critique à un expédiant virtuel ! »
La spécialiste évoque l’intelligence augmentée présente depuis longtemps dans la fiction, depuis Frankenstein de Mary Shelly à la série Black Mirror en passant par Terminator de James Cameron et bien sûr l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick.
« Le mode spéculatif explore largement les menaces et les espoirs nés d’intelligences non humaines. Fin des livres, humanoïdes intelligents, disparition de l’espèce humaine… les fictions ont régulièrement mis leurs contemporains face à la crainte d’une machine omnipotente. »
Une bulle à la mode pouvant mener à des déceptions
Précisément, Romain Lucazeau est auteur de science-fiction et prospectiviste. Ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure, agrégé de philosophie, il accompagne les grandes organisations publiques et privées sur les enjeux d’anticipation. Il a intégré la Red Team, une équipe d’auteurs d’anticipation auprès du ministère des armées. Romain Lucazeau demeure mesuré sur l’impact de l’IA. « J’ai vu passer d’autres vagues technologiques, la data, la VR… Je crois que les effets d’annonce vont être déceptifs. Il y a un effet de hype, on promet 100 et on obtiendra 10 ou 15. Entre-temps, des financements privés et publics auront été mobilisés, c’est le mode de fonctionnement de la recherche aujourd’hui.»
S’il concède des effets significatifs sur certaines activités comme la relation client ou la traduction, il ne perçoit pas le grand changement civilisationnel annoncé, ni même une grande portée symbolique.
« Je considère que la technique a peu de prise sur les questions métaphysiques. Avec ou sans IA, on vit et on meurt à peu près pareil. »
Pour autant, il pointe des dérives réelles. « J’ai formé le mois dernier des chercheurs et responsables de laboratoire à la prospective, nous avons parlé de l’impact de l’IA sur les étudiants. On ne sait plus écrire avec une plume d’oie, ça n’est pas grave. En revanche, ne plus savoir écrire du tout pourrait rendre difficile le fait de penser par soi-même. » Pour Romain Lucazeau, toute formation réussie devra désormais passer par une formation à l’esprit critique.
L’impact sur notre intimité, lui, est peut-être moins médiatisé. Et si les machines s’étaient déjà emparées de notre sexualité et de nos sentiments ?
Vous risquez d’apparaître dans un porno
Johan Chateau-Canguilhem, chercheur associé à l’université de Bordeaux Montaigne, est consultant en technologies de l’intime. Il analyse leurs usages et les imaginaires qu’elles activent dans notre société. « En 2018, sur le site communautaire Reddit, sont apparus les premiers outils permettant à des non-experts de générer des vidéos truquées par IA. » Et ces « deepfakes », qu’on associe aujourd’hui à la désinformation, sont d’abord nés autour d’un unique projet : fabriquer sa propre pornographie.
« Chacun est de plus en plus exposé au risque d’apparaître dans du contenu pornographique. Le cas d’Ellis, une adolescente texane dont de faux nus furent diffusés sur les réseaux sociaux de ses proches, illustre la violence que peut subir notre intimité. »
Le chercheur évoque l’affaire Taylor Swift de 2024 qui a marqué un tournant. Les images pornographiques de la star générées par IA ont touché plus de 45 millions d’internautes en moins de 17 heures. Le grand public a réalisé l’incapacité des plateformes à protéger l’intimité face à la viralité.
Développer une affection pour la machine
Mais notre rapport à l’IA va plus loin qu’une simple affaire de sexe. « Les IA grand public modifient déjà la grammaire du désir, de la séduction et de l’attachement. » Johan Chateau-Canguilhem observe ces usagers qui utilisent les modèles conversationnels comme ChatGPT pour en faire des compagnons virtuels. L’industrie des « AI girlfriends », avec des intelligences artificielles stéréotypées et hypersexualisées, est florissante. « Ces pratiques offrent aux personnes isolées ou marginalisées des espaces d’exploration intime inédits, où se déploient des sentiments de réconfort, de complicité émotionnelle et d’inclusion. » Hélas, la pièce a son revers, avec un risque de dépendance affective, d’isolement social et d’exploitation des données.
« Il est urgent de penser l’encadrement de ces IA. Faut-il les traiter comme des dispositifs médicaux et thérapeutiques ou comme des jouets sexuels ? »
Pour l’universitaire, la prochaine étape sera la convergence du génératif, du conversationnel avec synthèse vocale, du retour haptique et de la réalité virtuelle. En clair, une forme affective et érotique sur mesure…
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