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Coupés du monde depuis un an : reportage avec les naufragés du Mas Pagris 

Article mis à jour le 26 octobre 2025 à 10:43

En novembre 2024, un mouvement de terrain a emporté la route reliant Amélie-les-Bains au hameau du Mas Pagris. Depuis, ses habitants vivent quasiment en autarcie, dans l’attente d’une solution qui tarde à venir. Reportage dans cette presqu’île de montagne où le temps semble arrêté.

Des rochers tiennent encore, comme suspendus dans un équilibre fragile. A tout moment, ils paraissent pouvoir se décrocher pour venir rejoindre, au fond de la vallée, le pan de montagne déjà tombé. C’était le 9 novembre 2024. Au petit matin, une masse rocheuse de 100m de haut s’était soudain décrochée au-dessus de la route communale qui relie Amélie-les-Bains au hameau du Mas Pagris. L’éboulement, impressionnant, a tout emporté avec lui et l’artère a disparu sur une bonne cinquantaine de mètres. Si l’incident n’a fait aucune victime, il a coupé du monde une trentaine de résidents. 

Philippe Trilha est l’un d’eux. Il vient à notre rencontre, à pied, à proximité du trou encore béant. La poignée de main est vigoureuse. Depuis près d’un an, il fait partie de ceux qui tentent désespérément de faire réagir les autorités. Avec d’autres habitants du hameau, il a créé le collectif « Pagris sauvons la route ! ». Les riverains, excédés, ne savent plus vers qui se tourner pour crier leur désarroi. 

Depuis près d’un an, ils vivent reclus ou presque. Car désormais, sortir de la vallée relève du périple : « Pour rejoindre Amélie-les-Bains, on doit soit partir à pied, en crapahutant à flanc de montagne, pour redescendre plus bas et récupérer une voiture de l’autre côté de l’éboulement, explique Philippe Trilha. Soit on doit faire un long détour en voiture par une piste forestière cabossée jusqu’à Saint-Laurent de Cerdans, puis reprendre la route vers Arles-sur-Tech et Amélie. C’est un détour de 38 km dont 12 par une piste de montagne. On perd 1h30 à l’aller et pareil au retour ». Dans ce contexte, la vie quotidienne est forcément bouleversée. « Faire les courses devient une mission : on en a pour une demi-journée au minimum ! », déplore Philippe. 

De l’autre côté du gouffre, la vie continue tant bien que mal. Le hameau est paisible. Un peu trop. Depuis l’éboulement, plusieurs maisons ont été désertées par leurs habitants. Déménager est pourtant compliqué. Pour Karine Cuzzolin, récemment mutée, le déménagement s’opère à la charrette. À pied, elle multiplie les allers-retours entre sa maison et sa voiture, garée plus bas, de l’autre côté.

« On n’a plus de téléphone, plus de poste, plus de ramassage des ordures, plus de fioul… Ce sont plein de petites choses qui, mises bout à bout, rendent la situation invivable ». 

D’autres situations montrent l’inégalité à laquelle les habitants du Mas Pagris sont désormais confrontés. Comme le cas de cette dame atteinte d’un cancer, qu’évoquent plusieurs habitants, et qui a dû prendre un logement à Amélie-les-Bains car le taxi ne pouvait pas venir la chercher pour l’emmener à ses séances de chimio-thérapie. Les questions de santé attisent les craintes. En cas d’accident, seul un hélicoptère pourrait venir à temps. Une « drop zone » a bien été aménagée mais faute d’entretien, on se demande où l’hélicoptère pourrait bien se poser. 

Dans ce hameau qui vit désormais au ralenti, quelques promeneurs débarquent encore parfois. Mais ils sont rares. Catherine et Laurent Mourier peuvent en attester. Propriétaires du refuge Le moulin de la palette, un gîte étape sur le tracé du GR10, ils peinent face aux difficultés depuis l’éboulement. « Ravitailler le refuge est devenu hyper compliqué d’un point de vue logistique », regrette Laurent. « Mais le plus dur, c’est que nous n’avons pas d’espoir au bout, complète Catherine. Jusqu’à quand va-t-on nous laisser comme ça ? Si nous avions des réponses, un plan et la promesse de travaux, ce serait difficile mais vivable. Or actuellement, nous n’avons pas l’impression d’être considérés. Pire, alors qu’on devrait être soutenus, on nous traite comme des rebelles ou des agresseurs ! » 

La piste forestière de secours : entre arbres couchés, chutes de pierres et neige en hiver

Objet de leur courroux : la mairie d’Amélie-les-Bains, dont dépend le Mas Pagris. Contactée, sa maire, Marie Costa, se défend de tout abandon et pointe une série de contraintes administratives. « Malgré l’isolement ressenti par les habitants, la loi ne reconnaît pas la situation comme un enclavement du fait de l’existence de cette piste forestière de secours. » Problème : cette piste, censée relier le hameau à Saint-Laurent-de-Cerdans, relève davantage de la piste de fortune que de la route carrossable. Elle est régulièrement jonchée d’arbres tombés ou de pierres éboulées, comme nous avons pu le constater sur place. « À chaque fois, ce sont les habitants eux-mêmes qui ont dû déblayer les rochers et tronçonner les arbres », fustige Philippe Trilha. Et pour cause : le tracé est un véritable casse-tête administratif. Sur ses 12 kilomètres, 2,5 relèvent d’Amélie-les-Bains, le reste se partage entre la commune de Saint-Laurent-de-Cerdans et deux propriétaires privés. De plus, la piste franchit un col à plus de 1 000 mètres d’altitude, régulièrement enneigé l’hiver. 

Le long de la piste forestière, les éboulements sont fréquents.

Face à cette impasse, la commune dit faire tout ce qui est en son pouvoir. Marie Costa affirme avoir engagé près de 60 000 euros pour les premières interventions, « un effort colossal pour une petite collectivité rurale », entre études, sécurisation et aménagements d’urgence. Une bâche de 120 000 litres d’eau a été installée pour la défense incendie, ainsi qu’un défibrillateur, et un accès internet par satellite via Starlink. 

Deux études supplémentaires ont enfin été diligentées pour tenter d’identifier un itinéraire de secours, notamment avec une piste passant par Montalba, censée raccourcir le trajet d’une demi-heure. Mais leurs conclusions ont été sans appel : « Quel que soit l’endroit par lequel on voudrait passer, ça veut dire dynamitage de barrières rocheuses, donc risque de déstabilisation du massif », explique la maire. Les ingénieurs ont jugé le projet irréalisable sans danger, la route sinuant au-dessus d’un ravin, dans une falaise schisteuse particulièrement instable.

« La seule voie réaliste, aujourd’hui, reste la réfection de la piste forestière existante, estime Marie Costa. Nous allons lisser la partie de la piste qui nous appartient. Et nous resterons dans l’attente active et vigilante des propositions concrètes de l’État ». Si ce scénario est retenu, qu’adviendrait-il des habitants du Mas Pagris ? Ils ont fait le choix de s’installer dans un hameau situé à 15 minutes d’Amélie et accessible par une route, pas à 1h30 par une piste forestière. « Tout ça pose une question : quel avenir pour nous et nos maisons ? Aujourd’hui, elles ne valent plus rien », déplore Philippe Trilha.

Un chantier qui se compterait en millions d’euros

De son côté, l’édile d’Amélie déplore une situation administrative kafkaïenne dans laquelle sa collectivité est « tout autant victime ». Pour comprendre la complexité du dossier, elle invite à se plonger dans son historique. La route, autrefois départementale, est devenue communale à la suite d’un échange de voirie opéré il y a 30 ans. Depuis, l’état de la chaussée s’est progressivement détérioré. Élues en 2020, Marie Costa et son équipe héritent alors d’un dossier déjà sensible : « Il y avait déjà eu des cailloux tombés sur la route, donc on savait parfaitement qu’il y avait un problème et qu’un scénario comme celui du 9 novembre pouvait se produire. D’ailleurs, il n’y a plus eu de ramassage scolaire depuis plusieurs années ». 

Après l’effondrement, plusieurs réunions ont eu lieu avec la préfecture, la DDTM et le Conseil départemental. « Tout ce beau monde s’est réuni pour voir ce qu’on faisait », relate la maire. Depuis, les discussions traînent et chacun se renvoie la balle. Car il existe bien la possibilité de purger la falaise en partie effondrée, de la sécuriser et de reconstruire la route. Mais on parle là d’un chantier dont le coût oscillerait entre 1,3 million d’euros, selon une expertise du service de Restauration des terrains de montagne que nous avons pu consulter, et 3 millions d’euros selon la mairie. Mais qui paierait une telle somme ? « C’est hors de portée de la ville d’Amélie » répond Marie Costa. Derrière cette impuissance financière, perce aussi une forme de lassitude. Si elle ne manque pas de saluer la « belle résistance des habitants », l’élue s’interroge néanmoins sur le fond du dossier : « à un moment donné, il faut savoir raison garder, on parle là d’une affaire qui concerne 20 personnes ! On me prend pour un punching-ball, mais la colère, c’est contre la montagne qu’il faut l’avoir.” 

Le Mas Pagris cristallise aujourd’hui le sentiment d’abandon des zones rurales : recul des services publics et de l’Etat, lenteur administrative, impuissance des petites communes face aux défis environnementaux. Au milieu de tout ça, des habitants démunis et une route engloutie.

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Sébastien Leurquin