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Dermatose bovine : était-il possible d’éviter les abattages de troupeaux ? 

Article mis à jour le 18 novembre 2025 à 10:39

Depuis l’apparition de la maladie dans les Pyrénées-Orientales, l’Etat impose une politique sanitaire stricte. Celle-ci prévoit l’abattage de tous les animaux d’un groupe, dès qu’un cas est détecté. Une autre stratégie, comme le réclament certains syndicats agricoles, était-elle possible ? Enquête.

Pour l’éleveur, c’est un appel qui fige le temps. De ceux qui marquent au fer rouge et qui provoquent, au creux de l’estomac, une sensation de chute vertigineuse. Un choc. Lorsque les autorités sanitaires confirment un ou plusieurs cas de dermatose nodulaire contagieuse bovine (DNC) dans un élevage, l’agriculteur sait qu’il va perdre en quelques instants le fruit d’années de travail. 

Depuis l’apparition de l’épidémie dans le département, en octobre, une vingtaine d’élevages ont été touchés. Ce qui a conduit au « dépeuplement » (le terme utilisé par la préfecture) d’un peu plus de 400 bovins, dont une grande partie d’animaux sains, condamnés pour avoir été en contact avec des animaux malades. 

Ce cadre strict s’explique par la particularité de la dermatose nodulaire contagieuse bovine, classée catégorie A par la réglementation sanitaire européenne. Ce qui signifie que la maladie n’est normalement pas présente dans l’Union. Cette classification impose des mesures d’éradication immédiate visant à protéger l’ensemble des pays membres. Et elle se traduit par l’abattage total des groupes d’animaux touchés, une stratégie qui vise à éliminer tout réservoir viral afin de stopper la maladie. 

Des animaux abattus à la carabine

À l’heure actuelle, cette logique purement sanitaire ne convainc pas. Pour beaucoup de voix dans le monde agricole, elle se heurte à la réalité du terrain : les abattages ne freinent pas la propagation et détruisent un modèle d’élevage extensif déjà fragile, surtout ici dans les Pyrénées-Orientales, et plus particulièrement dans le Conflent où se concentrent la majorité des cas. 

De plus, selon la Confédération Paysanne, certains abattages ont été particulièrement « mal gérés par les autorités ». Comme à Nyer, où les services vétérinaires auraient commencé à piquer des bêtes dans un parc de contention sans attendre l’arrivée de l’éleveur. Problème, il manquait plusieurs vaches à l’appel, dont l’une au moins était contaminée. Les services de l’Etat ont alors dû faire appel à deux louvetiers pour abattre les animaux à la carabine. Pour l’éleveur, ce fut une scène atroce. Contraint, il a dû orienter ses bêtes à travers la montagne pour les rapprocher des hommes en faction. Auprès d’Ulysse Thevenon, journaliste du média Vakita, il a confié avoir eu l’impression de « pousser ses animaux vers le peloton d’exécution ». Contactée, la préfecture réfute toute erreur et précise que face à l’impossibilité de l’éleveur de regrouper ses animaux à temps, elle a missionné des louvetiers pour procéder à l’abattage.

Dans un communiqué commun publié le 7 novembre, la Chambre d’Agriculture, le Groupement de défense sanitaire, les Associations foncières pastorales/Grand pastoralisme des Pyrénées-Orientales et la Société d’élevage, fustigent la stratégie vaccinale européenne. « L’Europe a choisi une stratégie basée sur la détection et le dépeuplement des foyers, complétée de la vaccination sélective des élevages dans un rayon de 50 km. Une autre stratégie était possible, basée sur la vaccination préventive de l’ensemble des cheptels européens ; elle aurait permis d’éviter les abattages ».

« Impossible de distinguer un animal malade d’un animal vacciné » 

Un scénario alternatif était-il réellement possible ? Made in Perpignan a posé la question aux autorités sanitaires. Stéphanie Philizot, présidente de la Société nationale des groupements techniques vétérinaires (SNGTV), rappelle plusieurs éléments déterminants concernant une éventuelle vaccination généralisée contre la DNC.

Vaccination d’un veau en Catalogne.
Photo © Ministère de l’agriculture de la Generalitat. Via ACN

« Il arrive qu’une partie des animaux vaccinés développent des symptômes de la maladie. Or, dans ce cas, il faut savoir qu’une fois les animaux vaccinés, il devient impossible de distinguer un animal vacciné d’un animal réellement malade. Et si environ 10 % du troupeau est mis à mal à cause du vaccin, les éleveurs ne seront évidemment pas contents». Car une fois les symptômes détectés, l’abattage reste obligatoire. 

De plus, la vaccination entraînant parfois l’apparition de symptômes, elle rend incompatible toute activité d’exportation. Or celle-ci représente l’essentiel des débouchés de la filière française :

« En France, on vend essentiellement des animaux, pas de la viande. Se couper de l’export, c’est se couper de 90 % du marché», poursuit Stéphanie Philizot.

La réglementation stricte vise ainsi à préserver le statut « indemne » du pays entier, condition essentielle pour pouvoir écouler la « production » via le commerce international. 

« Deux à trois ans pour vacciner tout le cheptel »

Dans leur communiqué commun, les acteurs de l’élevage des Pyrénées-Orientales déplorent également que « la zone vaccinale, non adaptée à la géographie des PO, n’ait pas su protéger tout le département dès l’apparition du 1er foyer en Espagne ». Ils écrivent que « les vaccins n’ont été disponibles que le 21 octobre pour l’ensemble des Pyrénées-Orientales, soit avec plus de deux semaines de retard ». « Avec les Chambres d’agriculture de l’Ariège et de l’Aude, nous avons saisi l’État pour demander l’extension immédiate de la vaccination à l’ensemble de ces départements, sans se limiter au rayon de 50 km ». 

Lors d’une manifestation devant la préfecture, organisée à Perpignan le lundi 10 novembre par le collectif citoyen Stop aux massacres !, des éleveurs venus du Tarn, de l’Hérault et de Lozère ont également émis le souhait de vacciner leurs animaux, regrettant que cela leur ait été refusé. 

MANIFESTATION ELEVEURS DNC BOVINS PREFECTURE PERPIGNAN

Comment expliquer ce refus ? Tout simplement par la capacité de production vaccinale. Produire assez de doses pour les 13 millions de bovins français relèverait de l’impossible. 

« Une vaccination massive est très compliquée à organiser, explique Stéphanie Philizot. On ne peut pas demander à un laboratoire de produire 13 millions de doses immédiatement ».

Elle insiste également sur les délais incompressibles : « la production d’un vaccin nécessite plusieurs mois, ensuite la vaccination elle-même nécessite plusieurs mois supplémentaires. Donc avec les capacités actuelles, il faudrait deux ou trois ans pour vacciner tout le cheptel. Sans compter le coût immense que tout cela supposerait ». 

Enfin, le redémarrage des échanges commerciaux n’est possible qu’une fois toute la zone concernée entièrement vaccinée. « Donc si on vaccine massivement, le commerce est mort pendant des mois, voire des années ».

C’est ce qui explique que les autorités ont fait le choix de cantonner la vaccination aux zones placées sous surveillance, plutôt que de l’étendre à l’ensemble du territoire. Un point qui ulcère la Chambre d’agriculture 66 : « La réduction du périmètre vaccinal à 50 km pour préserver les marchés est une aberration : les intérêts économiques priment sur la survie des exploitations », fustige son communiqué. 

L’Union européenne dispose de vaccins 

Contacté, le ministère de l’agriculture n’a pas répondu. En revanche, la Commission européenne a, elle, accepté de faire le point auprès de Made in Perpignan. Sa doctrine prévoit effectivement « les zones de protection et de surveillance dans des rayons de 20 à 50 km » et une « éradication » stricte des foyers. Concernant les vaccins, elle précise disposer « d’une banque de vaccins contre la DNC (et d’autres maladies de catégorie A) » et qu’elle a « mis à disposition des pays concernés les doses nécessaires ». Ces doses sont toutefois exclusivement dédiées aux zones réglementées.

Concrètement, la Commission précise que « les États membres n’ont donc pas à supporter directement le coût des vaccins ». « Des doses sont encore disponibles dans la banque de vaccins, et un nouvel appel d’offres a été lancé pour augmenter les stocks. De plus, la Commission rembourse partiellement les mesures d’urgence mises en œuvre par les États membres pour éradiquer les foyers, conformément à la législation européenne sur la santé animale ». Ce point ne contredit pas le coût colossal qu’aurait potentiellement une vaccination plus globale, mais il montre qu’une partie des dépenses est bien prise en charge par l’Europe. 

Buffle, zébu ou vache… peut-on laisser courir la maladie ?

Nombre d’éleveurs et de leurs soutiens mettent également en avant un taux de létalité relativement faible de la DNC. D’après une publication de l’Organisation mondiale de la santé animale (OMSA), « le taux de morbidité (le nombre d’animaux malades dans un groupe) varie entre 10 et 20 %, et le taux de mortalité de 1 à 5 % ». 

Mais si la dermatose nodulaire contagieuse est une maladie qui touche les bovins, elle semblerait hautement « spécifique à l’hôte », explique l’OMSA. Il semblerait en effet qu’elle n’affecte pas de la même manière les bovins européens (Bos taurus), les zébus (Bos indicus) ou les buffles d’eau (Bubalus bubalis). 

« Il semble aujourd’hui que les bovins européens, Bos Taurus, sont plus sensibles face à la maladie que leurs cousins Bos Indicus (les zébus) », détaille ainsi le journaliste spécialisé sur les questions agricoles Yann Kerveno, dans un post de la revue Sésame. Les effets de la dermatose nodulaire contagieuse seraient même parfois dévastateurs : « Dans les Balkans (où une épidémie a duré quatre ans à la fin des années 2010 avant d’être stoppée par la vaccination, ndlr), le taux de mortalité est monté jusqu’à 40 % ! », relate Stéphanie Philizot.  

Entre impératif sanitaire, contraintes économiques et colère du terrain, la France avance sur une ligne de crête. Reste une question qui fâche : comment protéger un territoire sans condamner ceux qui le font vivre ? À ce jour, personne ne semble avoir trouvé la réponse.

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Sébastien Leurquin