Inspirée de mouvances réelles et nourrie de recherches documentaires sur les mouvements intégristes catholiques, Le Fils met en scène le basculement idéologique d’une femme sans histoire. Entre quête de sens, repli identitaire et dérive militante, la pièce de Marine Bachelot Nguyen questionne les failles de notre société et la banalisation du discours réactionnaire. La pièce a été nominée aux Molières 2019, catégorie Seul(e) en scène. Photo © Thierry Laporte
C’est l’histoire d’une femme de nos jours, issue d’une petite-bourgeoisie provinciale, pharmacienne, qui par l’intermédiaire de son mari, est amenée à fréquenter des catholiques traditionalistes, dont le discours radical semble l’attirer. Par souci d’intégration et d’élévation sociale, elle en vient à se rendre plus assidûment à la messe, à lutter contre des spectacles dits blasphématoires, à s’engager dans des groupes anti-avortement ou anti-mariage pour tous. Elle s’épanouira dans ce militantisme, tentera d’embrigader ses proches et ses enfants dans ce qu’elle considère comme l’aventure la plus excitante de sa vie. C’est l’histoire de son glissement idéologique, de son aveuglement.
« Mieux vaut faire de nouvelles erreurs que de mener les anciennes à un état d’inconscience généralisé »
La citation est de Yaak Karsunke, poète et dramaturge engagé dans les mouvements de contestation de l’Allemagne des années 1960. Pour Marine Bachelot Nguyen, autrice de la pièce, « Nous sommes bien dans une époque où le substrat fasciste et raciste, présent dans l’histoire de l’Europe occidentale et dans notre inconscient collectif, est réactivé, réinscrit dans les discours et les actes au quotidien, dangereusement banalisé ».
La pièce a été créée en 2017. Peut-être que huit ans après, nous sommes encore moins prêts à la voir que lors de sa création. Dans un contexte de tensions sociales et morales, noyés par cette impression que le monde se délite, que nos valeurs se dressent les unes contre les autres, qu’il n’y a plus de place ni pour le débat ni pour l’empathie, pour prendre le temps de comprendre autrui.
« David Gauchard m’a lancé le beau défi, en tant qu’autrice, de me glisser intimement dans la peau et la parole de cette femme – sans jugement ni condamnation, sans indulgence non plus. Pour la rapprocher de nous, percer ses mécanismes, donner chair à ses égarements et impasses. Et revisiter, via son parcours de mère et de militante, un pan brûlant et clivant de notre histoire sociale et politique récente », explique Marine Bachelot Nguyen.
« Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde »
La phrase de Bertolt Brecht, écrite en 1941, trouve aujourd’hui encore un écho saisissant. Elle évoque la persistance des conditions ayant permis la montée du nazisme, et plus largement, l’idée que les ferments du totalitarisme ne disparaissent jamais tout à fait. « Face aux fondamentalismes et intégrismes de tous acabits, face à “la bête immonde” ou à la “banalité du mal”, il ne s’agit pas d’adopter des postures de résignation ou d’impuissance. Ni d’indignation convenue, ni de fascination pour l’horreur ou la haine. Mais bien de déconstruction, d’explication, de démontage patient et précis des mécaniques sociales, économiques, politiques et spirituelles qui sont à l’œuvre », explique Marine Bachelot Nguyen.
« Deux événements ont déclenché en moi la nécessité de travailler sur ce sujet aujourd’hui », racontait David Gauchard à l’époque de la création. « Le jour où il m’a fallu présenter une pièce d’identité pour aller récupérer ma fille à l’école maternelle en face du Théâtre National de Bretagne car la rue était bloquée à cause des manifestations de Civitas à l’occasion des représentations du spectacle de Roméo Castellucci Sur le concept du visage du fils de Dieu. Et le suicide en juin 2014 de Peter, jeune gay, membre de l’association Le Refuge. Après des années à mettre en scène des œuvres du répertoire, j’ai ressenti l’urgence de parler des clivages qui sous-tendent notre société, de toutes ces haines qui deviennent ordinaires ».
L’anecdote des manifestations de Civitas se retrouvera dans le spectacle. Le personnage rejoindra également les Veilleurs, dans leur combat contre le mariage pour tous. « Elle prône sincèrement l’amour de Dieu, et pourtant elle suinte la haine. Elle voudrait rendre justice, elle est prête à saisir le glaive », explique l’autrice. « Suivre la foule, appartenir au groupe, combattre les manifestations de ce qu’elle nomme le Mal lui procurent un rassurement infini. Elle veut des certitudes et du dépassement. Elle est pétrie de contradictions, d’affects, d’échafaudages délirants et rationnels. Elle va monter très haut, puis tomber au fin fond de l’abîme. C’est une femme banale, qui pourrait être notre voisine ou notre sœur. Elle nous est à la fois terriblement familière et lointaine. »
Origines et résonnances de la pièce
Pourquoi Le Fils puisqu’il s’agit de la parole d’une femme ? Les spectateurs et les spectatrices y verront, sans en révéler trop sur la pièce, le fils de cette femme, mais aussi le fils de Dieu évoqué dans le spectacle de Roméo Castellucci.
À l’origine de Le Fils, il y avait Le Bouc, une pièce de Rainer Werner Fassbinder, créée en 1968 à Munich, qui traitait du racisme dans une petite communauté. David Gauchard et Marine Bachelot Nguyen ont commencé à retravailler un monologue inspiré de cette œuvre, avant de décider d’en faire un spectacle à part entière. Le Fils est une fiction à ancrage documentaire, comme l’explique Marine Bachelot Nguyen, puisque l’autrice s’est basée, entre autres, sur ses recherches sur les mouvements catholiques intégristes en France. « Et si le tragique intervient dans la fiction, ce n’est pas pour célébrer l’inéluctable, ni provoquer une catharsis. Du théâtre, il faut ressortir la conscience aiguisée, intranquille, et armée », explique-t-elle.
La pièce est à voir au Théâtre de l’Archipel, le 11 et 12 avril 2025.
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