Fin 2018, un mouvement inédit naissait en France. Des citoyens et des citoyennes, arborant un gilet jaune, se massaient dans les rues pour crier leur colère. Samedi après samedi, et avec des revendications très hétéroclites, le mouvement des gilets jaunes a muté contraignant le chef de l’État à imaginer une nouvelle forme de dialogue avec les Français et les Françaises.
Et ce fut l’ouverture des cahiers de doléances dans toutes les mairies. Depuis le mois de juin 2025, ces documents sont librement consultables auprès des archives départementales. Dans les Pyrénées-Orientales, les cahiers en provenances des mairies compilent 926 doléances.
Paul Albertini, étudiant du master histoire et sociologie de l’Université de Perpignan a travaillé à dépouiller et répertorier ces doléances. Alexandre, ex Gilet Jaune se remémore cette période, et l’espoir qu’elle a fait naître. Quant à Mathilde Pette, sociologue à l’Université de Perpignan, elle nous livre les premiers résultats de son analyse qu’elle juge nécessaire de poursuivre.
Les Gilets Jaunes : un mouvement solidaire
Il y a six ans, Alexandre, 46 ans, rejoignait les rangs des Gilets Jaunes. Chaque samedi, l’auto-entrepreneur siégeait sur les ronds-points. Pour lui, ce ne sont plus seulement « les chômeurs qui galèrent », mais bien « ceux qui bossent ». Il insiste aussi sur le ras-le-bol « d’une classe politique corrompue ».
« On se retrouvait pour débattre lors de réunions, je me demande si ce n’était pas le début des cahiers de doléances », s’interroge-t-il. Alexandre garde un souvenir un peu ambivalent de cette période. « D’un point de vue personnel, je n’ai jamais réussi à m’intégrer pleinement au mouvement. Mais il y avait une telle hétérogénéité des publics qui se retrouvaient, une telle solidarité », se remémore-t-il. « C’était vraiment porteur d’espoir. »
Dans les cahiers conservés aux archives, les témoignages divers se succèdent. Dactylographiés ou écrits précautionneusement à la main, les mots de solidarité sont nombreux. À l’image d’Anne-Marie, à Cerbère, qui écrit le 11 janvier 2019 : « POURQUOI je soutiens les Gilets Jaunes. (…) Devant les augmentations des contributions diverses (…), la disparition des services publics, je soutiens les Gilets Jaunes. (…) L’argent public doit être redistribué équitablement au peuple, ce qui ne semble pas être le cas donc, je soutiens les Gilets Jaunes. »
926 doléances répertoriées dans les Pyrénées-Orientales
Pour tenter de désamorcer la crise des Gilets Jaunes, Emmanuel Macron lance les carnets de doléances au début de l’année 2019. Ces cahiers citoyens, disséminés sur l’ensemble du territoire, compteraient 926 doléances dans les Pyrénées-Orientales, nous apprend Mathilde Pette, maîtresse de conférences à l’Université de Perpignan.
« À Perpignan, on recense 80 doléances, à Céret, il y en a 50… Il y a toute une série de villes qui tournent autour d’une dizaine de doléances. C‘est vraiment très dispersé », constate la sociologue. Quant au profil des auteurs, il reste difficile à déterminer. « Sur ces 926 doléances, nous en avons 822 qui sont entièrement anonymes. Soit près de 90% », assure Mathilde Pette.
Difficile pour les sociologues de raccrocher ces mots, ces idées, ces revendications et récits à des caractéristiques socio-démographiques. « Sur certaines doléances, des indices permettent de décrypter qu’il s’agit d’une population plutôt âgée. » Bien que, selon la sociologue, cette sensation ne soit pas très nette.
« Nous, les Gilets Jaunes »
On relève deux types de doléances : celles rédigées sous la forme du récit, à la première personne du singulier. L’auteur évoque alors son quotidien, son expérience personnelle, sa famille. Il y a également toute une série de doléances où l’auteur emploie le « on », le « nous », mais sans que l’on sache vraiment à qui cela fait référence. « À l’époque, il y avait vraiment tout un discours politique qui était porté, c’était « nous, les Gilets Jaunes » ou « nous, les solidaires des Gilets Jaunes » », rappelle Mathilde Pette.
À noter qu’il y a très peu de doléances où les auteurs s’identifient comme membre du mouvement. « On peut faire l’hypothèse qu’une bonne partie des Gilets Jaunes ont jugé qu’ils s’étaient déjà exprimés politiquement au sein du mouvement social », interroge la sociologue. À travers les cahiers de doléances, c’est peut-être une autre partie de la population qui s’est exprimée. « Ce qui est saisissant, c’est qu’il y a une continuité entre les revendications des Gilets Jaunes et la période du grand débat national. »
« Nous sommes officiellement en démocratie, mais… »
Si la majorité des revendications relèvent du quotidien, d’autres – comme celle écrite à Port-Vendres à l’encre rouge – font le lien entre le mandat d’Emmanuel Macron et le règne de Louis XIV. « Nous sommes revenus à l’époque de Mazarin et Colbert. C’est une citation qui n’a pas pris une ride depuis 400 ans ». Sur plus d’une page, l’auteur reproduit un échange supposé entre les deux ministres de Louis XIV et devenu viral sur les réseaux sociaux.
Sur le volet démocratique, les participants exigent une démocratie plus participative. Si Alexandre confirme que nous sommes bien « officiellement en démocratie », il se désole, « quand le peuple se bouge, il n’est jamais écouté ». Parmi les revendications qui avaient le vent en poupe sur les ronds-points : l’élargissement la consultation citoyenne via le référendum d’initiative citoyenne, le RIC.
« Ce n’est pas sans rappeler ce qui se passe en ce moment autour de la pétition sur la loi Duplomb », interpelle Mathilde Pette. « C’est une autre forme de participation politique, avec l’idée que c’est en signant une pétition que nous sommes susceptibles d’obtenir la réouverture d’un débat à l’Assemblée nationale. »
Fiscalité, inégalités sociales, pouvoir d’achat… Quelles sont les revendications ?
Sur le fond, les revendications sont très variées. Il y a évidemment une quantité importante de doléances autour de la fiscalité. « Cela renvoie notamment au grand débat national au cours duquel on a beaucoup parlé de la question des impôts. Le mouvement des Gilets Jaunes s’est en partie déclenché là-dessus, sur une taxe supplémentaire », rappelle Mathilde Pette. Les doléances interrogent également la justice fiscale et sociale.
« Ce ne sont pas seulement des doléances qui parlent des impôts en disant « on en paye trop, point ». Certains auteurs formulent « qu’ils en payent trop, par rapport à d’autres. » Pour la sociologue, ce qui est en jeu, ce sont surtout les inégalités.
80 doléances parlent explicitement de la question de l’ISF (Impôt de solidarité sur la fortune). Souvent, le « nous » apparaît. Selon Mathilde Pette, il pourrait s’agir des classes sociales précaires ou moyennes. Derrière la question de la justice fiscale, les auteurs dénoncent les inégalités structurelles du pays. « C’est l’idée que proportionnellement, les petites gens payent plus d’impôts que les principales fortunes », remarque la sociologue. « Et que le pouvoir est entre les mains d’un groupe restreint, d’une élite. »
Enfin, la question du pouvoir d’achat est très présente. Une partie des doléances témoignent des fins de mois difficiles et qui arrivent de plus en plus tôt. « C’est quelque chose qui est resté présent dans l’actualité et dans les différentes mobilisations qui ont suivi le mouvement des Gilets Jaunes », affirme la sociologue. Notamment lors du mouvement social contre la réforme des retraites.
Face à ces cahiers à spirale, plusieurs auteurs ont évoqué leur quotidien. Cette Perpignanaise décrit sa vie avec les 480 euros mensuels du RSA. « Me voilà à 60 ans, j’ai tout essayé pour m’en sortir ». L’autrice veut « des contrôles plus sévères pour ceux qui exagèrent et plus d’aides pour ceux qui souhaitent ne pas mourir au RSA ». À Perpignan aussi, Joséphine s’exaspère : « comment je n’ai que 280 euros par mois pour vivre ? » Visiblement à la retraite, elle demande la suppression de la CSG pour les retraites, et la baisse des taxes sur le carburant, le gaz et l’électricité.
Les cahiers citoyens : un objet polémique
Selon Mathilde Pette, il existe une controverse autour du traitement des carnets de doléances. L’association Rendez les doléances ! milite pour un accès ouvert et totalement libre aux revendications. « Je trouve la formule intéressante car elle suggère que les doléances n’appartiennent pas à l’État, mais à leurs auteurs », relève Mathilde Pette. « Il y a des militants, des Gilets Jaunes et des membres de cette association qui affirment que les cahiers de doléances étaient cachés aux archives », souligne-t-elle.
En décembre 2024, l’Association des archivistes français rappelait dans un communiqué que : « loin d’être cachés ou perdus dans les services publics d’Archives, les cahiers citoyens, pris en charge et inventoriés par les professionnels, y sont depuis accessibles dans le respect de la législation, garante à la fois de la transparence administrative et de la protection des droits individuels. »
Depuis 2019, de nombreux chercheurs se sont emparés de cette matière. Aujourd’hui, la plus large diffusion des cahiers de doléances vise à donner plus de visibilité à ces précieux documents. S’il est important que ces cahiers de doléances soient analysés, les individus qui ont participé à leur rédaction attendent des actions concrètes.
Un appel à bloquer le pays en septembre
Il y a six ans, Alexandre déposait ses doléances, sans savoir ce que les cahiers allaient devenir. « Quand c’est arrivé, je me suis dit qu’il fallait le faire, même si ça allait échouer », nous confie-t-il, un peu désabusé. En 2025, rien n’a vraiment changé selon lui. Si le prix du carburant est légèrement plus bas qu’à l’époque, il constate « une explosion de la pauvreté » et des « inégalités. » Les doléances sur la fiscalité, la justice sociale, le privilège des élus ou le retour de l’ISF sont loin d’être à l’agenda politique. L’ex Gilet Jaune pointe aussi du doigt l’absence de démocratie.
Dernièrement, la pétition contre la loi Duplomb a dépassé les deux millions de signatures. Si un débat inédit est prévu devant le Parlement, celui-ci sera sans vote. « La population se positionne, mais elle n’est toujours pas écoutée. Je trouve cela désespérant », se désole Alexandre.
Sur les réseaux sociaux, un appel à bloquer le pays dès le mois de septembre circule en masse. En cause : le plan budgétaire de 2026 porté par le Premier ministre, François Bayrou. À noter que l’initiative est relayée par des comptes d’utilisateurs identifiés d’extrême droite.
« Le mouvement des Gilets Jaunes était une vague d’espoir et elle a été brisée par le Gouvernement », affirme Alexandre, qui a du mal à croire à une résurrection des Gilets Jaunes. Néanmoins, malgré les désillusions, si un mouvement similaire venait à se reformer, il serait prêt à y prendre part.
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