Hélène Frappat compose avec Nerona une tragédie contemporaine où la voix devient l’instrument premier du pouvoir et de sa dislocation. Le roman orchestre une polyphonie vertigineuse qui transforme la parole politique en matière incandescente, sculptant par le langage même les contours d’une autocratie qui se consume dans sa propre rhétorique.
Cette œuvre cristallise l’instant où le verbe se fait chair politique, où la métaphore du feu devient principe de gouvernance autant que prophétie de destruction. Hélène Frappat, Nerona, éditions Actes Sud.
Le site d’information Made In Perpignan s’associe à Mare Nostrum, devenu la référence littéraire du bassin méditerranéen. Dans le cadre de ce partenariat prestigieux, Jean-Jacques Bedu, président du Prix littéraire Mare Nostrum, dévoile ses coups de cœur.
Une fiction politique inspirée de l’Histoire et des figures de pouvoir
Hélène Frappat, dont l’œuvre explore depuis Par effraction (2009) les zones d’ombre du pouvoir et de l’intime, déploie ici une architecture romanesque qui convoque l’antique pour radiographier notre présent. La figure de Nerona – fusion transparente de Néron et du féminin – incarne cette hybridation entre l’héritage impérial romain et les populismes contemporains. Le dispositif polyphonique du roman démultiplie les registres : discours officiels, journaux télévisés parodiques, émissions de télé-réalité, messages prophétiques, conversations privées, publicités et chœurs tragiques s’entrelacent pour composer une symphonie discordante où chaque voix révèle une facette du pouvoir en décomposition.
Le roman embrasse la temporalité accélérée de notre époque médiatique tout en l’inscrivant dans le temps long du mythe. « Si tout finit dans le feu, brûlons ensemble ! » (hymne national repris obsessionnellement) : cette ritournelle traverse le texte comme une incantation qui programme sa propre réalisation. L’épigraphe de Natalia Ginzburg – « Ma mère sortait le matin en disant : Je vais voir si le fascisme tient toujours debout » – ancre d’emblée le récit dans une vigilance quotidienne face à l’autoritarisme, tandis que celle d’Anne Carson sur le langage qui « devrait se couvrir les yeux quand il parle » annonce la cécité finale qui frappe Nerona.
Une construction polyphonique qui reflète les dérives autoritaires
L’architecture formelle du roman révèle une maîtrise remarquable du montage cinématographique appliqué à l’écriture. Hélène Frappat alterne les focalisations avec une précision rythmique qui mime le zapping télévisuel tout en construisant une progression tragique implacable. Les monologues intérieurs de Nerona – souvent nocturnes, devant ses barres chocolatées – alternent avec les discours publics grandiloquents, créant un effet de dissonance qui expose la fragilité psychique sous la carapace autoritaire.
On apprécie dans le roman sa capacité à faire entendre la multiplicité des langages du pouvoir : la novlangue administrative des « Protocoles » et « décrets ad hoc », le populisme télévisuel des « Jeux Princiers » où des migrants s’affrontent pour obtenir un titre de séjour, la rhétorique familialiste qui transforme la nation en foyer dysfonctionnel. « On ne doit pas devenir un combattant, on doit déjà en être un ! » (commentaire télévisé des Jeux Princiers) : cette formule glaçante condense la biologisation du politique qui traverse l’œuvre.
Les passages oniriques et prophétiques de Sibylle introduisent une dimension oraculaire qui irrigue le texte de visions apocalyptiques. Ces séquences, scandées comme des poèmes en prose, créent des trouées lyriques dans la prose satirique : « Le sang noir ! / La nuit s’écoule de leurs entrailles ! / Le sang brûle comme la lave ! » (message vocal de Sibylle). Cette alternance entre registres maintient une tension constante entre le grotesque et le sublime, le comique et l’effroi.
Quand les mots tentent de gouverner le réel : satire du pouvoir législatif
L’auteure déploie une réflexion aiguë sur la performativité du langage politique. Les décrets de Nerona, jusqu’à l’absurde « interdiction des incendies et des éruptions volcaniques », révèlent la tentative désespérée de plier le réel aux mots. Cette inflation législative traduit l’hubris d’un pouvoir qui croit pouvoir décréter le monde, transformer la catastrophe naturelle en « ennemi de l’intérieur ».
Le roman cartographie avec précision l’économie politique de la catastrophe : le pont qui s’effondre dans le film d’India Shiva préfigure celui du Confin que Nerona inaugure ; les migrants transformés en pompiers pour combattre les mégafeux ; les « Survivors » des Jeux devenus livreurs précaires. « L’armée du crime, elle est payée pour bâcler nos maisons ; elle est payée pour les réparer ; elle est payée pour les reconstruire quand elles s’effondrent » (monologue d’Anna/Julia Roberts, mère endeuillée). Cette circularité mortifère révèle comment le capitalisme du désastre se nourrit des ruines qu’il produit.
La dimension familiale structure profondément le récit : la mère qui a choisi de garder Nerona contre l’avortement, Sibylle la sœur prophétesse aux cheveux roussis dans l’incendie d’enfance, Victoire la fille qui interroge déjà le pouvoir maternel. Cette généalogie féminine tisse une contre-histoire intime qui mine de l’intérieur le récit officiel du pouvoir.
Un roman qui bouscule : entre satire, mythe et incendie politique
Nerona opère une transformation du regard : le lecteur se trouve pris dans les rets d’une narration qui le rend complice malgré lui de cette ascension-chute, oscillant entre fascination et répulsion. Le roman active une mémoire des catastrophes : ponts qui s’effondrent, incendies qui ravagent, mers qui engloutissent, tout en les inscrivant dans une logique politique implacable.
Ce roman d’Hélène Frappat irradie par sa capacité à transmuter la satire politique en tragédie contemporaine, à faire entendre dans le brouhaha médiatique les échos d’Eschyle et de Sénèque. Elle compose une partition où chaque voix, chaque registre, chaque forme contribue à l’édification d’une architecture romanesque qui magnifie autant qu’elle dénonce. Le feu qui traverse le livre – depuis l’incendie originel jusqu’aux mégafeux finaux – devient métaphore totalisante d’une politique qui se consume dans sa propre incandescence, laissant le lecteur face aux cendres encore brûlantes d’un monde possible.
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