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Enquête : Un chantier d’insertion « loin d’être humain » dans le viseur de l’État à Perpignan

Enquête : Souffrance au travail, un chantier d'insertion "loin d'être humain" dans le viseur de l'État à Perpignan

En novembre 2023, Sabrina B., directrice de l’AEPI (Association Espace Polygone Insertion), est licenciée avec perte et fracas. Depuis, le chaos semble s’être installé au sein de la structure qui a pour objectif de réinsérer des personnes éloignées du marché de l’emploi. Certains salariés dénoncent un environnement de travail « toxique », des allégations que le président de l’association, Régis R., réfute en bloc.

À Perpignan, dans la zone industrielle de Polygone Nord, la Ressourcerie est un lieu où sont collectés des objets et matériaux valorisables, depuis 2003. Portée par l’AEPI, la structure emploie une quarantaine de personnes aux profils et parcours variés. Parmi eux, des détenus sous main de justice, des personnes étrangères ou atteintes de troubles psychiques, tous encadrés par des professionnels.

Depuis le départ de Sabrina B., l’association n’a plus de convention avec la DDETS (direction départementale de l’emploi, du travail et des solidarités), forçant l’arrêt de son chantier d’insertion en milieu pénitentiaire. Retour sur un scénario catastrophe.

« J’ai toujours voulu intégrer un chantier d’insertion. C’est le côté social qui me plaît »

Installée devant sa tasse de café, Sabrina, 54 ans, nous livre son parcours. Il y a trois ans, elle prenait ses fonctions au sein de l’AEPI. « J’ai toujours voulu intégrer un chantier d’insertion. C’est le côté social qui me plaît », sourit-elle. Après avoir fait ses premiers pas en tant que CIP (Conseillère en insertion professionnelle), très vite, le président de l’AEPI, Régis R., lui propose d’en prendre la direction.

En plus de son activité de président de l’AEPI, Régis R. dirige plusieurs entreprises dans un secteur éloigné de l’insertion. Il déclare gérer ses structures de façon « totalement autonome ». « Je m’appuie énormément sur la direction de l’AEPI pour la gestion de l’association. J’ai de plus à mes côtés un conseil d’administration composé d’une dizaine de membres, qui me seconde parfaitement », affirme-t-il.

ASSOCIATION INSERTION AEPI LA RESSOURCERIE

Dès son arrivée, Sabrina remet à plat une structure qui, selon elle, « ne se portait pas très bien ; autant du point de vue des finances qu’au niveau de l’insertion. » « J’ai tout restructuré et je me suis investie dans pleins de choses », assure la directrice, qui ne compte pas ses heures passées à la Ressourcerie.

Si elle affirme n’avoir jamais eu aucun retour négatif sur sa gestion de l’AEPI, tout bascule lors d’une assemblée générale, en octobre 2023. « J’avais fait un PowerPoint, avec tout ce qu’on avait mis en place durant l’année », se souvient Sabrina. À la fin de la projection, seul un administrateur lâche quelques applaudissements, apparemment satisfait du travail accompli.

Un licenciement brutal et des accusations graves

Sabrina nous évoque douloureusement la journée du vendredi 3 novembre 2023. Alors qu’elle remplit ses tâches administratives habituelles, le président de la structure arrive accompagné de deux administrateurs. Si sa présence à l’AEPI est assez inhabituelle, Sabrina n’imagine pas la tournure que vont prendre les évènements.

Lorsque Régis R. lui tend le courrier de mise à pied, la directrice de l’AEPI croit à une blague. « Il m’a dit, signe-moi ça, et rends-moi les clés. Ils ont coupé les serveurs informatiques. Tout ce qu’on était en train de faire a été stoppé. » Sabrina n’aura droit à aucune justification. Il en va de même pour son mari, qui doit aussi quitter son poste d’encadrant technique.

« Cette décision a choqué tout le monde. J’ai eu beaucoup de mal à l’accepter », confie Sabrina, visiblement bouleversée. Dans la journée, elle appelle la direction du travail pour les informer de la situation, puisque pour elle, « une structure ne peut pas rester comme ça, sans encadrement… ». Le couple est loin de se douter qu’une nouvelle directrice prendra ses fonctions le lundi suivant, à la première heure.

C’est dans une lettre datée du 21 novembre 2023, que l’ancienne directrice découvre « tout ce qui lui est reproché » : « on m’a accusée d’avoir volé des meubles à l’AEPI, d’avoir proféré des propos homophobes ou racistes. » Sabrina « croit halluciner » devant la liste d’accusations qu’elle conteste l’une après l’autre. « Ils ont choisi des personnes qui avaient une dent contre moi ou qui étaient fragiles psychologiquement », affirme-t-elle.

Propos injurieux, harcèlement, détournement de biens… des accusations terribles à l’encontre de l’ancienne directrice

Dans le courrier de mise à pied, Régis R. annonce avoir « recueilli les témoignages suivants illustrant votre comportement et vos propos inadmissibles envers le personnel de notre association » ; et la liste se déroule. Le 26 octobre 2023, une ancienne collègue témoigne que Sabrina aurait traité un collègue de « gros et d’incompétent ». La directrice de l’AEPI aurait également dévoilé l’orientation sexuelle d’une autre salariée de façon « cynique ».

Le 10 novembre 2023, un salarié indique avoir été contraint de démissionner de l’association, victime d’insultes et d’humiliations. « II qualifie votre comportement de harcèlement à son égard », écrit le président de l’AEPI. Le 8 novembre 2023, l’encadrant du pôle informatique affirme que lorsqu’il a rejoint l’association, Sabrina B. lui aurait fait des remarques sur son physique.

« Tous témoignent que votre comportement, agressif, insultant et humiliant à l’égard de l’ensemble du personnel et des pressions qu’ils subissaient généraient un climat d’insécurité sur leur lieu de travail (…) Un comportement intolérable. Et ce, d’autant plus que les personnes recrutées en contrat d’insertion sont des personnes fragilisées rencontrant des difficultés d’insertions professionnelles et pour lesquelles le rôle de notre association est de les accompagner en vue de leur réinsertion », conclut Régis R.

Des salariés de l’AEPI dénoncent un management toxique

« Lorsque Sabrina B. a été licenciée, de nombreux salariés se sont sentis perdus, ils n’étaient plus accompagnés comme il fallait, ils se sont trouvés désemparés face à cette situation. Honnêtement, je trouve ça très désolant », dénonce Clara*, une ancienne employée.

« Certains avaient des problèmes d’alcool et ont sombré par la suite… Ils étaient en train de s’en sortir, et puis d’un coup, on a fait voler en éclats tous leurs points de repère. Ce licenciement a entraîné beaucoup de dommages collatéraux », regrette-t-elle. La jeune femme a depuis quitté l’entreprise, en désaccord avec la nouvelle direction.

Au sein de l’AEPI, les conditions de travail auraient commencé à se détériorer, et le public en insertion, à en pâtir. Les salariés dénoncent un management toxique au sein de l’organisation. Un document administratif confirme ce sentiment de mal-être et mentionne plusieurs manquements aux obligations de sécurité et à l’accompagnement socioprofessionnel. Depuis le départ de Sabrina, les arrêts maladies et les départs de l’association se succèdent. Et certains employés font entendre leur colère.

Interrogé, Régis R. conteste les témoignages : « aucune plainte des salariés sur leur mal-être » et « aucun signalement de la part de la médecine du travail » ne lui aurait été remonté. « Concernant l’inspection du travail, elle nous a signalé des dysfonctionnements sur la sécurité dans l’établissement, pour lesquels des mesures ont été prises dans les 72 heures. »

La directrice de l’AEPI sur un siège éjectable

« J’ai défendu ma directrice et on me l’a fait payer très cher », lâche Mathieu, ancien détenu qui a purgé sa peine. Il a travaillé durant quatre mois à l’AEPI, alors qu’il était en semi-liberté. Il fait partie de ces 20 salariés à avoir contacté l’inspection du travail après le licenciement de Sabrina B.. Si un chantier d’insertion a pour but de recruter, encadrer et former des personnes rencontrant des difficultés sociales et professionnelles, Mathieu se dit écœuré par le fonctionnement de la structure.

« Ma directrice a été éjectée de l’entreprise comme une malpropre du jour au lendemain », déplore-t-il. « Sabrina est une personne à l’écoute, qui vous prend sans jugement, peu importe si vous êtes coupable ou innocent. » Une directrice « irréprochable » et « respectée de tous », selon les témoignages recueillis. Aujourd’hui, Mathieu a quitté l’entreprise.

ASSOCIATION INSERTION AEPI LA RESSOURCERIE

De son côté, Clara se souvient avec nostalgie de l’ambiance de travail du temps de Sabrina B. : « Sa porte était toujours ouverte quand on avait besoin. Elle m’a beaucoup aidée et soutenue quand je passais ma formation. Elle était engagée dans beaucoup de projets. Dès qu’il y avait des événements, elle y répondait et nous sollicitait, elle était ouverte à tout. »

Quelques jours après le licenciement de sa directrice, Paul* décide de quitter l’entreprise à son tour, après trois ans passés à l’AEPI. « Cela fait six mois que je suis au chômage », confie-t-il, complètement lessivé. « Je n’ai jamais connu des moments comme ça au travail », avoue-t-il. « Je suis même tombé malade. » Cet ancien employé affirme qu’il aurait subi des « pressions » de la part de son encadrant, car il avait « de bons contacts avec Sabrina B. »

Un chantier d’insertion « loin d’être humain »

Si les conditions de travail n’étaient déjà pas optimales, la situation se serait aggravée au départ de Sabrina B.. Mathieu dit s’être « retrouvé dans un chantier d’insertion loin d’être humain, où vous avez des démonstrations de sexisme et de racisme ». Malgré un accident du travail entraînant des douleurs sciatiques, il dit avoir continué d’aller travailler la « boule au ventre ».

« J’en avais l’obligation, sinon je risquais de repartir en détention. Si jamais on conteste les décisions, même les plus abjectes, on nous menace de tout faire remonter au SPIP (Service pénitentiaire d’insertion et de probation), puis au magistrat. » Il décrit des humiliations quotidiennes et une absence totale de sécurité. « Je me levais à 4h30 du matin pour aller décharger les bennes des camions remplies de frigos ou de machines à laver. Et je n’avais même pas de chaussures de sécurité. » Un manquement à la sécurité parmi d’autres…

Dans un document que Made in Perpignan a pu consulter, un « constat du non-respect du port de l’EPI (Équipement de Protection Individuel) par les détenus a conduit l’administration pénitentiaire à la suspension de l’activité de ponçage avec machines », un atelier qui s’effectuait au sein de la prison.

Selon Régis R. c’est toute la gestion de ce chantier décentralisé qui occasionnait « d’importantes difficultés ». « Nous avons écrit à la DDETS (direction départementale de l’emploi, du travail et des solidarités) pour leur dire que nous souhaitions nous désengager de ce dossier. Et nous recentrer sur notre activité principale de collecte des déchets de recyclerie et de ressourcerie. Cette décision a été prise dans l’intérêt de notre association et pour améliorer le bien-être de nos salariés », souligne le président de l’AEPI.

« Un coup de ménage » opéré à l’AEPI ?

« Il est certain que la DDETS s’obstine à croire à des difficultés de mal-être et de climat social dégradé », assure Régis R., qui, pour ne pas passer à côté d’une situation telle que décrite, a contractualisé en juin avec le cabinet « T Consultant », afin d’établir un audit RPS (risques psychosociaux). Si le président de l’AEPI affirme que ce cabinet est agréé par la préfecture, contactée, celle-ci n’a pas souhaité nous confirmer l’information.

Cet audit, qui aurait été réalisé en juillet et août 2024, semble aller dans le sens du président de l’AEPI. D’après les conclusions de l’expert : « les principales problématiques génératrices de stress, d’anxiété, mal-être ou de dysfonctionnements organisationnels sont liées à l’incertitude par rapport à l’avenir (emploi, poste, carrière…) ou ‘la mauvaise circulation de l’information’. »

« Un coup de ménage a certainement été opéré avant mon intervention, écartant des individus de certaines fonctions ou de certains postes pouvant nuire de par leur management ou de par leur comportement à la structure et aux salariés qui la composent », assure l’expert, qui n’aurait pas constaté de « souffrance mentale », ni de « pression sous aucune forme » chez les salariés rencontrés.

Une association dans le viseur des services de l’État

L’AEPI est une structure aux multiples chantiers d’insertion, dont un signé avec les services pénitentiaires de Perpignan. À ce titre, la structure bénéficie de subventions de l’État, la DDETS (direction départementale de l’emploi, du travail et des solidarités), du conseil départemental et de PMM (Perpignan Méditerranée Métropole).

Depuis 2017, l’association collabore via le marché de collecte et le réemploi des déchets encombrants sur le territoire de la communauté urbaine. Selon Régis R., le renouvellement du partenariat pour quatre nouvelles années est la preuve du rôle d’intérêt public de son association. L’AEPI travaille également main dans la main avec France Travail.

Ce 29 octobre 2024, la direction départementale de l’emploi, du travail et des solidarités (DDETS) a officiellement résilié la convention avec l’AEPI, pour « non-respect de ses dispositions ». Depuis cet été, le chantier d’insertion en milieu pénitentiaire est à l’arrêt.

L’AEPI est également dans le viseur des Services de l’État après avoir fourni de fausses déclarations concernant les horaires de travail des détenus. Le document que Made in Perpignan a pu se procurer mentionne également une utilisation abusive des contrats de travail, dans le cadre de l’insertion, qui devraient être requalifiés en CDI. Les services de l’État enfoncent le clou, « la mission d’insertion attendue et financée par l’État n’a pas été rendue. »

Sur ce point, Régis R. se défend et affirme que les CDDI (CDD d’insertion) « faisaient l’objet d’un très bon suivi par des ASP (assistant de surveillance pénitentiaire) qui donnaient toute satisfaction. » Si ce type de contrat est renouvelable dans la limite d’une durée totale de 24 mois, le taux de sortie positive, vers un emploi durable ou une formation, atteindrait les 47%, se félicite le président de l’AEPI.

L’affaire entre les mains du conseil des prud’hommes

Les services de l’État ont bien constaté un climat social dégradé « portant atteinte à la mission d’insertion et un turnover important et inquiétant sur la fonction de conseiller en insertion professionnelle. » En effet, selon nos informations, depuis novembre 2023 pas moins de six personnes différentes se sont succédé sur cette fonction. « Des renouvellements aléatoires, source de stress important chez les salariés en insertion. »

Clara nous confie avoir rencontré le président de l’AEPI, peu après la mise à pied de Sabrina : « Monsieur Régis R. nous a expliqué que cette histoire se terminerait aux prud’hommes, nous en avons donc déduit que sa décision de ne pas réintégrer notre directrice était prise », raconte l’ancienne salariée.

Face à cette situation, Clara décide d’agir. « Certains salariés ont rédigé des attestations pour soutenir Sabrina B.. D’autres ont voulu directement se manifester auprès de l’inspection du travail. » Si plusieurs d’entre eux ont fait machine arrière par peur des représailles, une vingtaine de personnes témoigne en faveur de Sabrina B.. Des documents que celle-ci entend bien faire valoir devant les conseillers prud’homaux.

Sabrina B. espère obtenir gain de cause lors du jugement, dont la date n’est pas encore fixée. De son côté, Régis R. envisage ce litige « de façon tout à fait sereine. » Le président de l’AEPI affirme que « sa décision a été prise sur la base d’un dossier solide. » En 20 ans, Régis R. affirme qu’il n’a eu aucun autre dossier aux prud’hommes. 

BOUTIQUE AEPI

Ce mardi 7 janvier 2025, Made in Perpignan visitait à l’invitation de Régis R. les locaux de l’AEPI. À cette occasion, le président nous annonçait passer la main avec regret, afin de se consacrer à ses autres structures. Depuis le 1er janvier, le Groupe SOS s’occupe de la gestion administrative de l’association. « Il s’agit d’un groupe national qui travaille dans l’insertion », nous précise Régis R.. Actuellement, l’entreprise est en phase de recrutement. Le Groupe SOS devrait bientôt désigner un nouveau directeur ou une nouvelle directrice. 

« On se bat pour nos salariés », soutient une des conseillères en insertion professionnelle qui nous fait la visite des locaux. Si l’AEPI rencontre des difficultés, l’association est l’une des rares à proposer un accompagnement et une activité professionnelle aux personnes sans emploi rencontrant des difficultés sociales et professionnelles particulières. « Notre boutique fait aussi partie de l’économie locale », assure la professionnelle. Dans un département en souffrance, la structure s’inscrit dans une démarche d’économie sociale et solidaire.

*nom d’emprunt

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Célia Lespinasse