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Perpignan : « À 14 ans, ce n’est pas de la prostitution, c’est de la traite d’êtres humains »

Perpignan : « À 14 ans, ce n’est pas de la prostitution, c’est de la traite d’êtres humains »

Lancé en 2022 par l’Enfance catalane, Intermède est un dispositif qui repère et accompagne des mineurs et des jeunes majeurs en situation de prostitution. Dans les Pyrénées-Orientales, 90 jeunes sont suivis par trois professionnels. Nathalie Alizé, directrice du service, et Zoé*, nous décryptent ce phénomène grandissant. Photo d’illustration © Unsplash / Ahmed Ashhaadh.

Aujourd’hui âgée de 24 ans, Zoé a connu la prostitution dès son adolescence. La jeune femme a gardé une allure enfantine, un peu comme si son corps avait décidé de ne pas grandir. Recroquevillée sur elle-même, son regard se noie dans sa tasse de café. « Je ne me considère pas comme une victime », lance Zoé. Pourtant, elle porte chaque jour courageusement le fardeau laissé par ces années de souffrance. Zoé l’affirme, la prostitution n’est pas un métier, c’est avant tout l’exploitation violente d’êtres humains. « Ce n’est pas parce que tu t’en sors que tu vis. Toute ma conscience est détruite. » 

« Nous ne sommes pas perçues comme des êtres humains »

Zoé subit quotidiennement une autre forme de violence : les préjugés. Le terme « argent facile », le fait de constamment relier la prostitution à la drogue, lui sont insupportables. « Je n’ai pas l’impression qu’on parle de personnes, mais d’un phénomène, d’un événement, de chiffres… Ce n’est pas ça la réalité de la prostitution ! », dénonce-t-elle. « Nous ne sommes pas perçues comme des êtres humains, que ce soit par les clients, les proxénètes, et même par la société, puisque nous ne sommes pas prises en considération. Nous sommes invisibles, jugées, rejetées… Chacun s’autorise à parler à notre place, à imaginer ses propres réalités. » Si la violence physique et les coups sont destructeurs, cette violence symbolique est une étiquette qui ne s’efface jamais.

Selon Zoé, la prostitution est encore beaucoup trop « glamourisée ». « On parle de jeunes qui se prostituent pour s’acheter des sacs ou des vêtements de marque », affirme-t-elle. « Cela maintient l’idée que se prostituer est quelque chose de facile. Même si c’est pour un sac, ça n’est pas sans conséquences. Cela montre aussi qu’au niveau de l’image et l’estime de soi, il y avait des dégâts bien avant…. » Pour Zoé, avant de vouloir se mettre à la place de ces jeunes, il faut s’interroger. « Comment et pourquoi les clients en viennent là ? Pourquoi tout le monde ferme les yeux et laisse faire ? En parlant que de nos histoires, on a l’impression que c’est nous le problème… »

Zoé mentionne ces influenceuses sur Internet incitant des jeunes filles à la prostitution. « Il y a même des hommes qui expliquent comment devenir proxénète. Sur TikTok, Instagram, YouTube… tout le monde y a accès. Les jeunes peuvent manquer d’esprit critique, surtout si aucune éducation n’est dispensée », alerte la jeune femme.

Selon Nathalie Alizé, l’Éducation nationale a aussi un rôle à jouer. Pour rappel, dès la rentrée 2025, un nouveau programme d’éducation sexuelle à l’école reviendra sur les notions de respect mutuel, de consentement, la lutte contre les discriminations et les violences sexuelles. Cette nouvelle mouture se divisera en deux grandes étapes : « l’éducation à la vie affective et relationnelle » de l’école maternelle au CE2, puis « l’éducation à la vie affective, relationnelle et à la sexualité », du CM1 à la terminale. 

À Perpignan, une prostitution invisible

D’après Nathalie Alizé, les jeunes accompagnés par le service Intermède ne parlent pas de prostitution, mais d’escorting. Ou de lover boy, une autre manière de désigner le proxénète. « La prostitution ne se passe plus dans la rue, en tout cas pour les jeunes. Tout se passe par les réseaux sociaux », affirme la professionnelle. Les adolescentes rencontrent leur client dans des logements Airbnb, à l’abri des regards. « La prostitution est devenue complètement invisible », reconnaît Nathalie Alizé.

A l’image du réseau Ubershit pour le trafic de drogue, « il y a des langages, des codes, des façons de se connecter sur le net qui font que l’exploitation sexuelle passe inaperçue. » Pour Zoé, ce parallèle systématique entre drogue et prostitution est dérangeant. Si elle conçoit qu’il existe des similitudes dans les mécaniques, « cela me heurte, car on est comparées à des produits vendus, et non considérées en tant que personnes. » Pour Zoé, avant d’en arriver là, il y a une manipulation pour parvenir à rendre « normale » la prostitution.

Si les raisons pour lesquelles les jeunes filles tombent dans la prostitution sont variées, la vice-présidente de l’association Nos Ados oubliés témoigne : « l’une des plus dévastatrices est sans doute le lover boy, mais il y a aussi la “bonne copine” qu’elles accompagnent deux ou trois fois avant de glisser progressivement, ou encore le revenge porn, pratique qui consiste à menacer les victimes de diffuser sur les réseaux sociaux des vidéos d’elles en train de se faire violer ou agresser sexuellement. » Le lover boy exerce souvent une emprise sur la jeune fille pour la faire basculer.

« À cette époque, je vivais à travers lui », confie Zoé, précisant que leur lien allait bien au-delà de la prostitution. « C’était la seule relation dans laquelle j’avais le sentiment d’exister. » Aujourd’hui, elle insiste sur cette coexistence de réalités parallèles — la relation, la survie, les dissociations qui ont longtemps façonné son quotidien.

« Quand on a 14 ans, il n’y a pas de doute possible »

Si le focus est mis sur les jeunes qui se prostituent, personne ne parle de la responsabilité de la société, ni même de ces hommes qui trouvent normal d’aller « consommer » des femmes ou des enfants. « Quand on a 14 ans,  il y a des hommes qui ne peuvent pas douter qu’on est mineures et qui en profitent », affirme Zoé. De plus, c’est surtout cela que recherchent ces hommes. »

Ces hommes étaient « des monsieurs tout le monde. » À l’époque, l’adolescente vivait en milieu rural. La peur de croiser l’un d’entre eux lui tordait le ventre. « Je ne pouvais plus aller faire mes courses ou aller chez le médecin », nous raconte-t-elle. Alors qu’elle tente de commencer une nouvelle vie, Zoé souffre toujours d’un stress post traumatique. Un regard déplacé dans la rue, un mot ou un geste… suffit à replonger la jeune femme dans ce passé douloureux.

Zoé nous parle de dissociation. « Lorsqu’on mène cette vie-là, on crée deux identités. » À l’époque, elle vivait à la fois sa vie de lycéenne, puis « se déconnectait » pour prendre une autre identité. Plus qu’un moyen de se protéger, c’est une question de survie pour la jeune femme. « Il y a des filles qui sont totalement enfermées dans la prostitution, il ne leur reste rien d’autre, c’est impossible de survivre. »

Aujourd’hui, lorsqu’elle marche dans la rue, Zoé a le sentiment que « tout le monde sait ». Comme si chaque homme qu’elle croisait la reconnaissait. « Vivre avec ça toute sa vie, c’est très compliqué. Ce sont des choses difficilement réparables. » 

Des maraudes en premier rempart contre la prostitution des mineurs

Au sein du service Intermède, une éducatrice, un infirmier et une psychologue interviennent quotidiennement auprès des jeunes. À Perpignan, ces professionnels réalisent des maraudes. « Cela nous permet de rencontrer les jeunes lorsqu’il y a suspicion de prostitution », nous explique Nathalie Alizé. À noter que l’équipe n’intervient qu’avec l’accord du ou de la jeune. « Nos missions, c’est d’abord la prévention des risques », souligne la directrice d’Intermède.

Si les professionnels informent les adolescentes sur les maladies sexuellement transmissibles ou les grossesses non-désirées, il y a aussi les addictions, les scarifications et les tentatives de suicide. « Souvent, ce sont des jeunes en très grand mal-être », assure Nathalie Alizé. Selon elle, 99% des jeunes suivis par Intermède ont été victimes dans le passé d’agressions sexuelles intra ou extra-familiales.

En dehors du champ de la prévention, l’association tente de faire vivre à ces enfants des moments plus en rapport avec leur âge. « Nous avons quand même des jeunes âgés de 12 ans, qui sont déjà dans ces pratiques-là. Notre objectif c’est de les raccrocher à des adultes référents et d’être disponible pour eux, quand ils en ont besoin. » Lorsque le lien de confiance est établi, petit à petit, professionnel et adolescent tentent de tisser un projet de vie, en dehors de cette conduite à risque.

Parmi les 90 jeunes accompagnés par Intermède, on compte 10 garçons. Un peu plus de la moitié de ces adolescents sont issus de l’aide sociale à l’enfance (ASE) ou de mesures de protection de l’enfance. « Ce ne sont pas tous des enfants placés », insiste Nathalie Alizé, qui constate néanmoins des parcours de vie faits de violence et de carences intrafamiliales. « Ces jeunes sont souvent en fugue de leur établissement d’accueil, mais aussi en fuite d’éventuels travailleurs sociaux qui sont leurs référents », souligne-t-elle.

Souvent, les adolescents n’ont pas eu l’affection dont ils avaient besoin, « ils recherchent à travers ces adultes qui abusent d’eux, une appartenance. Cet adulte, en dédommagement de ce qu’il demande au jeune, va combler un manque ou lui donner un portable quand il en a besoin, par exemple« , observe Nathalie Alizé, qui décrit un véritable phénomène d’emprise psychique.

« Les enfants de l’ASE : une cible de choix pour les réseaux prostitutionnels »

Un rapport de l’Assemblée Nationale du 1er avril 2025, rappelait les graves conséquences de l’effondrement du système de la protection de l’enfance en France. L’enquête mentionne notamment les lieux dans lesquels vivent ces enfants, « loin d’être propices à un développement serein, sans parler de la construction de liens affectifs, dont ils manquent souvent cruellement. »

Depuis la loi Taquet de 2022, les professionnels de l’ASE ont aussi pour mission d’« apporter un soutien matériel, éducatif et psychologique au mineur qui se livre à la prostitution ». Dans la réalité, le rapport révèle que « les enfants confiés à l’ASE demeurent une cible de choix pour les réseaux prostitutionnels. »

D’après plusieurs témoignages, il n’est pas rare d’observer des berlines noires stationnées devant les établissements de la protection de l’enfance. « Les réseaux de prostitution recrutent au sein des structures d’accueil », atteste l’enquête. Si le phénomène est difficile à quantifier, le rapport fait état de 15 000 mineurs victimes de prostitution au sein de l’ASE. Pour rappel, 400 000 enfants en danger sont confiés à l’État.

Concernant la législation française, depuis 2016, l’achat d’acte sexuel est interdit et puni par la loi. Pour rappel, le client d’une prostituée mineure ou le proxénète peuvent encourir jusqu’à 10 ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende. Malgré cela, Zoé se désole et confie que depuis la hausse de la répression sur le trafic de stupéfiants, « il est moins risqué de vendre des femmes que de la drogue. » 

Des institutions complètement démunies face à une situation d’urgence

Les institutions censées protéger Zoé ont failli. À 18 ans, alors que sa vie est en danger, la jeune femme n’a d’autre choix que de déposer une main courante dans un commissariat de police. Loin d’être considérée comme une victime, Zoé n’a pas le sentiment d’être entendue par les forces de l’ordre. À l’époque, la jeune femme est suivie par une éducatrice. La professionnelle déposera un signalement pour personne vulnérable en danger. « Deux ans plus tard, j‘ai reçu une lettre pour me dire que mes faits d’agression sexuelle étaient classés sans suite », nous explique Zoé.

D’après la jeune femme, très peu de victimes déposent plainte ou osent parler de leur situation. « Les personnes qui se prostituent ont une image tellement dégradée d’elles-mêmes. Je ne me considérais même plus comme une personne », glisse Zoé. Dans ces conditions, comment exprimer ce mal-être avec des mots ? Et surtout, si les agents censés recueillir ces appels à l’aide ne sont pas formés pour les entendre.

« Il y a encore quelques années, les institutions étaient complètement désarmées face à ce phénomène. C’était impensable qu’un enfant puisse se prostituer avec des adultes. Après le choc de cette réalité, comment trouver les mots pour dire au jeune qu’il est en danger ? », questionne Nathalie Alizé. « Il y avait une forme d’impuissance. » Aujourd’hui, la professionnelle constate une avancée majeure. Suite à cette prise de conscience et avec la mise en place de dispositif de type Intermède, le Parquet et la Protection de l’enfance interviennent dès les premiers signes d’alerte. 

L’Éducation nationale tente également de prévenir ce type de conduite à risque. Malheureusement, toutes ces avancées ne suffisent pas à couvrir les besoins du territoire, selon Nathalie Alizé. Il y a aussi le manque de moyens. « Nous sommes constamment en situation d’urgence », alerte-t-elle. Nuits et jours, les professionnels d’Intermède sont susceptibles de recevoir l’appel d’un jeune. Mais face à la demande, les trois salariés du dispositif sont à bout de souffle.

Un lieu ressource situé place Carola à Perpignan devrait bientôt ouvrir ses portes en septembre, annonce la directrice d’Intermède. Pour rappel, le 119 est le numéro national dédié à la prévention et à la protection des enfants en danger ou en risque de l’être.

« Si je m’autorise à construire une autre vie, c’est aussi car je veux éviter que d’autres subissent ce que j’ai vécu », conclut Zoé, qui prend la parole pour toutes celles qui sont restées. 

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