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À Perpignan, deux victimes d’inceste livrent leur parcours face à la Justice

À Perpignan, deux victimes d'inceste livrent leur parcours face à la Justice

Chaque année, 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles en France. Comme un Français sur dix, Marie et Lisa ont été victimes d’inceste dans leur enfance. Selon la Ciivise*, 3,9 millions de femmes et 1,5 million d’hommes sont concernés. Des abus qui surviennent majoritairement au sein de la famille ou de l’entourage proche. Photo d’illustration Unsplash © Molly Blackbird.

Aujourd’hui, moins de 7% des plaintes pour violences sexuelles sur mineur aboutissent à une condamnation de l’auteur. Focus sur les écueils et les impasses de la Justice.

« C’est tellement innommable, que même si on l’entend, on n’y croit pas forcément »

Pour les victimes de viols et d’agressions sexuelles, engager une procédure judiciaire est semblable au parcours du combattant. « Je suis arrivée au bout d’une démarche qui a été très longue et difficile », constate Lisa. Le 16 janvier 2016, elle porte plainte à l’encontre de l’ex-compagnon de sa mère. En 2018, une nouvelle personne dépose plainte à son tour contre le même agresseur. Tous deux dénoncent des actes de pénétration sexuelle.

Le 14 octobre 2024, faute de preuves suffisantes, les faits de viol et d’agressions sexuelles, dont se souvient Lisa, sont requalifiés en « attentat à la pudeur » et « atteintes sexuelles ». Une réponse judiciaire que la jeune femme considère « inadaptée » par rapport à ses attentes. Pour sa co-victime, c’est un non-lieu total. « L’organe judiciaire auquel nous avons confié nos meurtrissures propose de juger l’homme ayant commis ces actes criminels dans une audience au tribunal correctionnel », s’insurge-t-elle. « Quel résultat misérable, face à ce long combat pour sortir du silence honteux dans lequel nous a enfermé l’inceste. » Les deux victimes ont fait appel de la demande de requalification.**

Lisa refuse d’incarner à nouveau cette petite fille apeurée, aux prises d’un système familial incapable de la protéger. « Je revis le même sentiment que lorsque je n’étais rien qu’un tas de chair en proie à l’omerta », écrit-elle dans une lettre ouverte. Lisa n’a jamais oublié les abus de cet homme qui l’a élevée. Si à l’époque elle rapporte à sa mère les attouchements qu’elle subit, la petite fille ne sera jamais extraite de la maison familiale pour la protéger. « C’est tellement innommable, que même si on l’entend, on n’y croit pas forcément », regrette-t-elle. Au fil des ans, ses tentatives de parole sont éteintes par les menaces de son agresseur et le déni de ses proches.

Comment prouver que l’on a été victime d’inceste ?

Aujourd’hui, Marie a 48 ans. Elle se souvient de « cette montée brutale de souvenirs » qui l’a submergée lors d’une séance de thérapie. « J’avais vécu des abus sexuels quand j’étais petite. » Au début, elle n’y croit pas. A-t-elle rêvé ? Comment imaginer que ce proche ait commis l’irréparable ? Il y a encore quelques mois, Marie était persuadée qu’elle n’irait pas porter plainte et que cette affaire allait se régler dans le huis clos familial.

À 44 ans, elle décide de confronter son agresseur après des années de souffrance. « C’est lui qui a mis des mots sur l’abus sexuel. C’était assez hallucinant. » Après ces aveux à demi-mot, Marie se retrouve isolée. « Je pensais lever le voile sur ce secret. Au final, on se sent complètement seule, je n’avais plus de famille… ». Si sa parole n’est pas entendue par ses proches, Marie a besoin de la déposer quelque part. Dans un même temps, la prescriptibilité des faits approche, une pression supplémentaire pour les victimes. Pour rappel, le délai reste fixé à 30 ans à compter de la majorité de la victime, soit jusqu’à l’âge de 48 ans.

Avec du recul, Marie ne sait pas si elle était prête à entamer une procédure judiciaire, mais elle dit s’être sentie suffisamment solide pour le faire. La jeune femme doit maintenant prouver les faits dont elle a été victime… il y a 40 ans. À ce jour, seules les conséquences sur son état de santé physique et psychologique appuient son témoignage. « C’est sa parole contre la mienne », regrette Marie.

Un jour, un proche demande à Lisa si elle a fait une expertise médico-légale. La jeune femme est sidérée : « J’étais mineure au moment des faits, et j’avais 26 ans le jour de ma première plainte. Non, il n’y a pas eu d’expertise médico-légale ! » S’il y a souvent peu de preuves matérielles dans les affaires de violences sexuelles et sexistes, les témoignages viennent parfois étayer les faits. « C’est la limite de notre démarche », assure-t-elle. « Notre parole est entendue, mais pas complètement. Un doute subsiste. »

« Je veux que la société reconnaisse mon statut de victime »

Porter plainte a remué beaucoup de choses chez Marie. « On m’a davantage questionné sur les circonstances dans lesquelles ma mémoire est revenue, que sur les faits que j’ai dénoncés », déplore-t-elle. Aujourd’hui, elle prend du recul. « En tant que victime, j’ai eu l’impression qu’on remettait ma parole en doute. Finalement, c’est la procédure. La juge doit vérifier si je n’ai pas été influencée ou manipulée », nuance la jeune femme. Cette étape a ravivé une insécurité latente, d’autant plus que Marie a le sentiment d’être tenue à l’écart de la procédure judiciaire. « On m’a juste informé que mes proches allaient être entendus », regrette-t-elle.

Questionnée sur ses attentes vis-à-vis de la justice, Marie s’interroge à voix haute. « Je veux que la société reconnaisse mon statut de victime. » Sauf qu’en réalité, ce n’est pas si simple, elle le sait bien. Les victimes se heurtent souvent au déni de la société, de leur agresseur et parfois aussi de leur entourage. Une double peine. « C’est très enfoui, mais il y a cette petite part de moi qui espère qu’il va craquer et avouer », dit Marie. De son côté, Lisa avait aussi « l’espoir fou » que son bourreau lui demande pardon. Mais devant la démonstration de l’horreur des faits, celui-ci n’a éprouvé aucune once d’empathie dans le bureau de la juge.

Pour ces victimes, l’inceste ne doit pas rester un tabou

Il y a 10 ans, Lisa confiait à un ami qu’elle ne souhaitait pas porter plainte. « Je l’ai entendu me dire : ‘si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour les autres.' » En effet, selon des documents que Made in Perpignan a pu consulter, l’agresseur de Lisa n’hésitait pas à visiter des territoires où la pédocriminalité est monnaie courante. Là-bas, il aurait organisé des relations sexuelles tarifées avec des jeunes filles mineures.

Quant à Marie, elle affirme que déposer plainte ne fait pas nécessairement partie du processus de guérison, « tout dépend de ce que l’on attend de la justice. » Concernant sa plainte, l’instruction judiciaire suit son cours. Pour la jeune femme, le « non-lieu » serait le pire cas de figure. Cette décision judiciaire provoque l’abandon de la procédure. Mais elle n’attend pas de miracle : « j’ai conscience qu’il y a un déni massif sur les violences faites aux enfants, surtout des violences sexuelles. » Quoi qu’il en coûte, Marie et Lisa seront allées au bout des choses. « L’inceste ne doit pas rester un tabou. Il faut en parler, sinon la loi du silence persiste. »

*Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants. 

**Depuis la loi Perben II (du nom du garde des sceaux de Jacques Chirac), les faits de viol, normalement jugés en Cour d’assises, car considérés comme des crimes, peuvent être requalifiés en agression sexuelle ou d’atteinte sexuelle sur mineur. Délits pouvant être plaidés par le tribunal correctionnel. Si cette procédure appelée « correctionnalisation » a été imaginée pour accélérer le traitement des dossiers, elle a aussi pour conséquence de voir les faits de viols jugés dans les mêmes conditions que les délits routiers, ou les vols à l’étalage.

Si en 2017, 60 à 80% des viols et crimes sexuels esquivaient les assises, en 2023, selon un rapport du ministère de la justice seulement 16% de ces affaires sont désormais correctionnalisées. Et c’est justement cette rétrogradation que Lisa conteste : « Ce qui est adapté, c’est une audience aux assises, pour que l’agresseur soit jugé pour des faits de viol. »

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