Article mis à jour le 26 août 2024 à 14:26
Après deux ans passés à défendre leur droit d’exister, l’association Vernet au féminin commence enfin à voir le bout du tunnel. Karima, la fondatrice, évoque une démarche d’apaisement de ses détracteurs et revient sur la « raison d’être » de l’association du Moyen-Vernet, quartier nord de la ville de Perpignan.
On entend les éclats de rire traverser les murs. Cet après-midi de juillet, dans le local de Vernet au Féminin, une demi-douzaine de femmes sont rassemblées pour l’atelier pâtisserie. La théière est brûlante, on sort quelques verres à thé supplémentaires. Et on s’agite pour trouver une chaise où s’asseoir. Mains sur les hanches, tablier taché de farine, Karima lance d’un ton faussement réprobateur : « ça papote, et il n’y a personne en cuisine ». Le four tourne, les premières cornes de gazelle sont cuites. Les effluves de sucre chaud et de fleur d’oranger emplissent la pièce. « D’habitude à cette heure-là, on fait la sieste », s’esclaffent Cathy et Khadija. Karima lève les yeux au ciel avec un sourire en coin. « Heureusement que je suis là ».
La spirale d’un acharnement administratif contre Vernet au féminin
L’association fondée en 2010 dans le quartier du Moyen-Vernet commence à peine à sortir la tête de l’eau après deux ans de tumultes. Ce n’est pas le sort qui s’est acharné, ce sont les services administratifs de la ville de Perpignan. La dynamique responsable a arrêté de compter le nombre de fois où elle a failli tout lâcher et liquider l’association. Parce que Vernet au féminin accueille des femmes dans un quartier où vit une population largement issue de l’immigration, « on a été accusés d’être fichés S, de faire du communautarisme, de la corporation, de la propagande, du prosélytisme », énumère Karima. « Heureusement pour nous, on a pu se justifier à chaque fois ».
Mais cela n’a pas suffi. L’association, initialement logée dans des locaux de la ville de Perpignan, a été subtilement poussée dehors. Parfois, avant même la tenue des commissions censées discuter des subventions, le téléphone sonne, et à l’autre bout du fil l’interlocuteur lui annonce que le financement de telle ou telle activité est refusé. Lors des élections européennes, l’association comprend rapidement que les jeunes du quartier se désintéressent du vote, Karima décide de lancer une campagne de sensibilisation. « Et bien, ça a dérangé », explique-t-elle. Un élu à la mairie la prévient qu’on parle d’elle en interne. « Pour la ville, on faisait une campagne anti-Rassemblement National. Alors que la priorité, c’était de sensibiliser les jeunes au vote. Et ça a été super mal interprété ».
Dernier recours pour l’association du quartier nord de Perpignan : Dénoncer l’injustice
Sentant approcher les limites de sa résilience, Karima se dit qu’elle n’a plus rien à perdre et se tourne vers une journaliste de Libération. L’article intitulé « Résistance féministe dans les villes RN » liste plusieurs déconvenues rapportées par des associations œuvrant dans le social à Perpignan. Le journal de gauche braque un projecteur national sur les galères de Karima. « Ça a fait bouger les choses », confirme la jeune femme. Depuis, la mairie a invité Karima pour discuter de solutions. Et elle espère rencontrer Louis Aliot dès la rentrée de septembre.
« On est dans une démarche d’apaisement. Je me dis que si [la Mairie] commence à s’intéresser à nous et veut trouver des solutions, c’est qu’ils se rendent compte qu’ils sont allés un peu trop loin. Dans ses discours au national, Louis Aliot dit que l’excès de zèle de certains des élus RN accusés de racisme ne représente pas forcément leur étiquette. Mais il devrait s’en occuper d’abord au niveau local », continue-t-elle. « Peut-être que si on avait eu affaire à une mairie d’un autre parti politique, ça aurait été différent. Quand on nous parle de fichiers S, de communautarisme, ce sont vraiment des propos en lien avec les discours du Rassemblement National ».
Contacté par Libération, Philippe Mocellin, directeur général des services de la ville, assure ne pas avoir connaissance de ses informations et se dit prêt à échanger sur la situation de l’association.
L’association perpignanaise reçoit des retours précieux
Ce mardi, l’association répond à une commande de pâtisseries. Khadija tend les cornes de gazelle à Karima, qui les trempe dans le sirop, puis les roule dans le sucre glace. « C’est pour une cliente régulière, il ne faut pas la décevoir ». Pour faire vivre Vernet au Féminin, Karima jongle entre les demandes de subvention pour des évènements publics, les donations pour le loyer du local, et la vente de gâteaux. Avec les fonds récoltés, l’association organise des sorties thématiques, des visites, des ateliers créatifs, et des évènements publics.
Mado observe les rangées de pâtisseries qui finissent de sécher. « Ça, c’est leur recette », dit-elle. « Ma spécialité, c’est les bougnettes ». Cheveux blancs coupés courts et lunettes rouges sur le nez, la septuagénaire a l’œil pétillant. « Je ne peux pas marcher ni faire du sport, donc la cuisine c’est pas mal ». Elle a perdu son mari il y a deux ans. « J’étais seule », explique Mado. « Je me sens bien ici. Bon, je ne comprends pas tout quand elles se mettent à parler arabe, mais elles font des efforts ! ». « Depuis qu’elle est là, elle s’est dévergondée, Mado. Elle avait un peu peur des jeunes dans la rue, quand elle retournait à sa voiture. Et maintenant c’est elle qui les engueule ! », rit Karima.
Autour de la table de Vernet au féminin, « la nourriture rassemble »
Khadija et Cathy connaissent Karima depuis plus de vingt ans. Les deux amies n’ont jamais cessé de venir à Vernet au Féminin, malgré la cabale contre l’association. « On est déçues, on ne comprend pas ce qu’il s’est passé », explique Cathy. Venir aux ateliers, « ça change du quotidien. On rigole, on bavarde. Des fois il y a du monde, des fois non ». Le brouhaha des conversations couvre presque sa voix. Autour de la table, le ton est monté. Au cœur du débat : le véritable thé à la menthe doit-il être sucré ? Les partis en présence ne trouveront pas de terrain d’entente. « Ça, c’est récurrent chez nous », sourit Karima. On discute prochaines vacances, actualité de la région, état de santé de chacune, et potins plus frivoles.
Et parfois, des sujets plus sensibles émergent. « L’association a été créée parce que les politiciens se sont intéressés au sort des garçons dans les quartiers et pas forcément aux filles », explique Karima. « L’objectif principal de Vernet au Féminin, c’est de développer le lien social. Mais l’atelier phare, c’est l’atelier cuisine. La nourriture rassemble. Pendant un café, autour d’une recette, j’ai des mamans qui vont me parler de violences conjugales. J’ai des mamans qui vont me parler de décrochage scolaire, et je vais pouvoir les orienter. Parce qu’on travaille en partenariat avec le collège Pons, avec des psychologues ».
Remettre le vivre-ensemble au cœur de la vie de ce quartier de Perpignan
Alors qu’en cuisine, on attaque la fabrication des montecao et des makrouts, la fille de Karima, jeune adolescente rejoint l’atelier bracelets brésiliens avec d’autres enfants. « Je la fais venir au maximum, je veux qu’elle ait ces valeurs de tolérance et d’entraide ». Une ligne de conduite qui fait écho sur plusieurs générations. La mère de Karima, foulard rose pâle et grands yeux noirs, est assise en bout de table. « Chez moi, vous savez, on se mélange, c’est comme dans le film « Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu », et c’est très bien ! » s’exclame-t-elle, l’air sévère. Français, arabe, catalan : la matriarche compte les langues qu’elle parle sur les doigts de sa main.
Aujourd’hui, l’association compte près de 200 adhérents. Les ateliers rassemblent entre 10 et 25 personnes à chaque fois. « Les employées de la ville que j’ai rencontrées m’ont demandé si elles pouvaient passer. Bien sûr, c’est important qu’elles puissent voir par elles-mêmes ! ». Le 30 août, Vernet au Féminin organise une fête de quartier. « On aura deux gros [châteaux] gonflables, un DJ, un barbecue, un concours de Miss et Mister Moyen-Vernet. Ça sera comme une fête de village, mais dans le quartier ! ». Les eaux semblent s’être apaisées. L’association souffle un peu, et continue à tisser du lien, entre les femmes, entre les familles, et les habitants. Pour Karima, « quand c’est fait avec le cœur, il n’y a pas de raisons que ça ne dure pas ».
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