Article mis à jour le 21 décembre 2024 à 14:07
Dans les Pyrénées-Orientales, en 2021, 1345 enfants, adolescents et jeunes majeurs étaient pris en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance. Derrière cette statistique, quelle réalité pour les travailleurs sociaux ? Ces professionnels luttent au quotidien pour extraire les enfants de situations dangereuses. Fatigue, épuisement moral, mais aussi belles victoires ; à Perpignan, ces travailleurs de l’ombre se sont livrés sur leur quotidien. Photo, archives MIP.
Au service d’accueil d’urgence (SAUE), les mineurs sont hébergés jour et nuit, en fonction des besoins. Parfois pour des périodes de trois à cinq jours, parfois pour du long terme. C’est le procureur qui va décider de la suite pour les enfants pris en charge à l’issue d’un signalement. Placement dans les services de protection ou réintégration au domicile familial, la décision du procureur est déterminante et guidée par l’enquête menée par les éducateurs et éducatrices du SAUE. Le second service est dédié aux Mineurs Non Accompagnés (MNA). Chaque année, dans les Pyrénées-Orientales, 1000 personnes demandent à bénéficier de la protection de l’enfance pour minorité ; seuls 280 d’entre eux seront finalement identifiés comme tels.
Dans un second temps, et après le placement décidé par la justice, les référents de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) entrent en jeu. Leur rôle ? Faire évoluer la situation de l’enfant, et garantir l’application de l’ordonnance de placement.
Travailleurs sociaux, ces hommes et ces femmes au contact des familles
Dans le secteur de l’ASE, il faut avoir les nerfs solides. Quand un mineur est admis au SAUE, éducateurs et éducatrices ont 14 jours pour rendre un rapport qui détaille l’environnement de ou des enfants. Parents, famille au sens large, école tout est analysé avec minutie. Pour Chafiaa Riera, responsable du service, il faut voir « tous les acteurs qui entourent l’enfant. C’est ce qu’on appelle une situation ». Le but pour Lila, éducatrice spécialisée, entendre « tous les témoins et apporter au juge un maximum d’informations ».
Néanmoins, l’objectif n’est pas le placement à tout prix, mais surtout éloigner l’enfant d’un potentiel danger. « Ce qu’on essaie de faire, c’est de ne pas placer l’enfant. Garder l’enfant dans sa famille, c’est quand même une volonté », précise Chafiaa. Les professionnels de la protection de l’enfance à Perpignan cherchent également à faire de la pédagogie auprès des parents. L’idée est aussi de tenter de sécuriser le domicile, plutôt que d’éloigner l’enfant de sa famille. « Quand on sent que le souci peut être traité, on tente d’améliorer les compétences parentales », souligne Sylvie*, référente ASE. Parce que oui, être parent c’est parfois difficile.
Un travail de fourmi qui mobilise bien au-delà des éducateurs spécialisés. Pendant que ces professionnels enquêtent auprès de la famille et de l’entourage, des référents prennent le relais. « Nous travaillons avec un référent éducatif qui va voir les écoles. Des infirmiers apportent également leur part d’évaluation, tout comme les psychologues ».
« On ne peut pas faire ce métier si on n’est pas stable dans sa vie personnelle »
Négligences éducatives, violences physiques ou sexuelles, environnement toxique ou addiction parentale, les travailleurs sociaux font régulièrement face à des situations familiales complexes. Même si les années d’expérience aident à prendre du recul, il est parfois compliqué de « ne pas ramener le problème à la maison ». Le SAUE étant une unité d’urgence, l’enfant est parfois extrait dans des conditions dramatiques, ou encore directement à l’école. « Le parent est convoqué et il faut lui annoncer qu’il ne verra pas son enfant pendant un certain temps », confie Lila.
À ce jour, il n’y a pas de soutien moral à proprement parler dans les services de l’ASE, même si le projet d’un suivi psychologique est en cours pour les éducateurs. Heureusement, ils peuvent compter sur le reste de l’équipe : « On parle beaucoup entre nous, on se décharge à propos de certaines situations » confie Diagana, éducateur spécialisé au SAUE. Au moment de rédiger le rapport, les spécialistes de l’enfance doivent se méfier de leur propre ressenti. « Il y a les émotions de l’éducateur et il faut se dire que cela va impacter toute la vie de l’enfant et de sa famille ».
Effectivement, la responsable du service d’urgence confirme, « quand je relis les rapports et que je vois des passages qui sont dans l’émotion, je les fais retirer. La décision du juge ne doit être prise que sur des éléments factuels. » Bien souvent, les travailleurs sociaux incarnent physiquement les décisions de justice qui ne leur appartiennent pas, une difficulté pour ces professionnels. Pour Diagana, il faut avoir « les nerfs solides. Parce qu’on ne peut pas faire ce métier si on n’est pas stable dans sa vie personnelle ».
De belles histoires malgré les nombreux écueils du métier
Pour ces professionnels de l’enfance en danger, il n’y a « pas d’obligation de résultat », même si l’objectif est de faire le maximum pour que l’enfant réintègre sereinement son foyer. Mais parfois les assistants sociaux ne parviennent pas à travailler avec la famille, ou à faire évoluer une situation. Mais Anna, Sylvie ou Amélie* refusent en bloc le terme d’échec : « Cela ne veut pas dire qu’on n’a pas pour autant réussi à faire évoluer l’enfant ».
Du côté du SAUE, les éducateurs spécialisés se remémorent plusieurs situations qui ont évolué positivement. Marie se souvient de cette jeune fille qui a marqué toute l’équipe. Kidnappée par un homme rencontré sur les réseaux sociaux, elle a été admise au SAUE par le commissariat. Après plusieurs jours d’enquête, l’adolescente a pu être rapatriée et retrouver ses parents : « Ça fait partie des belles réussites pour nous. On est fiers quand ils rentrent chez eux » dit-elle avec émotion.
Housna déplore ces nombreux fugueurs de qui il est difficile d’obtenir l’adresse de leurs parents, ou même le nom de famille. « Certains peuvent passer deux jours entiers à ne nous donner aucune indication pour nous aider à les rapatrier », se désole-t-elle. Avant de préciser que ces jeunes, « s’ils ne sont pas en danger », finissent par vouloir rentrer chez eux. Des réussites qui donnent à l’équipe une dose d’espoir « nécessaire pour garder une part d’humain » dans le métier.
Comment faire face aux réalités de certaines « situations » ?
Si travailler dans le domaine de l’Aide Sociale à l’Enfance permet parfois d’être témoin d’histoires qui finissent bien, c’est aussi un métier confronté à de nombreuses problématiques, structurelles ou économiques. Parmi ces difficultés, la première d’entre elles, le manque de temps. Au SAUE, le nombre de jours pour enquêter auprès de l’entourage de l’enfant est restreint légalement. Si cela permet d’extraire rapidement l’enfant d’une situation risquée, ce calendrier contraint est un frein pour les professionnels. « On aimerait bien parfois prendre plus de temps pour échanger avec l’enfant, utiliser plusieurs méthodes pour le mettre à l’aise par exemple » confie Diagana.
Certaines situations sont plus difficiles que d’autres et le lien plus complexe à tisser. « Parfois il faut prendre des pincettes, ne pas heurter, ne pas vexer » explique Chafiaa. Plus rares, certaines scènes de violences dans le service mobilisent parfois toute l’équipe. « Une journée vaut de l’or », affirme l’équipe du SAUE. En effet, chaque minute compte pour ces professionnels. Même son de cloche du côté des référents ASE, qui suivent 300 « situations » au lieu des 180 préconisées. « Mine de rien, ça se cumule ! », souffle l’une d’entre elles.
Mais si l’Aide Sociale à l’Enfance est structurellement en difficulté, c’est aussi le cas dans le système de soins. Des problématiques qui se cumulent et qui se répercutent sur la prise en charge. « Certaines familles sont confrontées à des rendez-vous médicaux tardifs, donc notre travail est forcément retardé et la situation se dégrade ». La responsable de l’Institution Départemental de l’Enfance et de l’Adolescence (IDEA) ajoute que « si le parent n’est pas soigné, l’enfant est toujours en risque de danger ».
Des fonds publics toujours insuffisants ?
Dans un des départements les plus précaires de France, le manque de moyens humains et économiques est difficile à vivre pour les travailleurs sociaux. Avec plus de 25 ans de métier, la responsable des référents ASE évoque ses débuts : « Chaque référent avait une quinzaine d’enfants à charge », un chiffre bien différent aujourd’hui avec près de 50 « situations » par professionnel. Malgré cette dégradation des conditions de travail, « on arrive à quelque chose de qualitatif dans le fait d’individualiser la prise en charge pour répondre au plus près des besoins de l’enfant et des familles ».
Aujourd’hui, la hausse du nombre de « situations » sur le bureau de chacun des référents est significative. Elle s’explique, notamment, par l’important turnover dans le secteur de l’ASE. En 2019, le Haut Conseil du travail social a recensé 21 millions de journées d’absence chez les travailleurs sociaux. Si le département des Pyrénées-Orientales a réagi en allouant plus de moyens, les besoins sont nombreux. Mais les travailleurs sociaux restent confiants, et affirment avec le sourire qu’ils n’ont « pas le choix, » et qu’il faut de toute façon « faire avec, même si c’est souvent frustrant ».
Quand les problématiques sociétales percutent l’enfance
Parmi les « situations » traitées par l’Aide Sociale à l’Enfance, les plus tristement banales sont ces négligences qui naissent parce que les familles sont mal logées ou qui n’arrivent plus à remplir leur frigo ou encore quand la famille perd pied.
De son côté, Amélie* souligne les placements qu’elle qualifie de trop tardifs : « Quand on en arrive au placement, la situation est largement dégradée, on intervient sur des contextes déjà sensibles ». Ce sont parfois les signalements qui sont tardifs.
Malgré l’anonymisation, beaucoup de personnes qui suspectent une maltraitance sont inquiètes à l’idée de la dénoncer. « Ils nous appellent, mais ne font pas le signalement administratif, c’est une manière de se libérer de l’information dans un appel, sans que ce soit écrit », regrette Lila.
*Les prénoms ont été modifiés.