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Attentats du 13-novembre : « J’ai signé une centaine d’assignations à résidence en un week-end », entretien avec le préfet

Dix ans après les attentats du 13 novembre 2015, le préfet Pierre Regnault de la Mothe se souvient

Article mis à jour le 13 novembre 2025 à 15:08

Désormais préfet des Pyrénées-Orientales, Pierre Regnault de la Mothe, alors en poste au ministère de l’Intérieur, a été l’un des rouages de la mise en œuvre de l’état d’urgence décidé par le président de la République, François Hollande, le soir même du 13 novembre 2015.

Dans le cadre de la soirée « ambassadeurs et ambassadrices » de notre média, il a accepté de partager les souvenirs de son action au sein de la direction des libertés publiques et des affaires juridiques en tant que sous-directeur des polices administratives.

Chacun d’entre nous se souvient de ce qu’il faisait ce jour-là. Et vous, monsieur le préfet, où étiez-vous lors de l’annonce des explosions au Stade de France ? 

Au moment des attentats, j’étais dans un taxi à Paris. Je rentrais chez moi. On écoutait le match de l’équipe de France. Moment un peu bizarre quand le commentateur a dit qu’on avait entendu comme une déflagration.

Le pouvoir politique était tétanisé, mais François Hollande a pris deux décisions extrêmement fortes : la mise en place de l’état d’urgence. Et le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures (première depuis Schengen) ; ces contrôles n’ont plus jamais été levés. Dans la soirée, mon supérieur a dû rédiger le texte de l’état d’urgence. Il s’est replongé dans les archives (Algérie, Nouvelle-Calédonie). Puis, le conseil des ministres s’est réuni dans la nuit du vendredi au samedi pour établir véritablement l’état d’urgence. 

Ensuite, il a fallu assigner à résidence un certain nombre de personnes soupçonnées de vouloir porter atteinte aux intérêts de l’État et de menacer l’ordre public. Tout le week-end, j’ai reçu des notes blanches, ce sont des documents émis par la DGSI*. J’avais des dizaines de fiches et je devais décider ou non de les assigner à résidence. C’était mon rôle de police administrative. Cela consiste, sur la base de faits et pour des motifs d’ordre public à autoriser, ordonner ou interdire. Et par rapport à la police judiciaire, il y a beaucoup moins de procédures, cela va beaucoup plus vite.

Tout le week-end du 14 et 15 novembre, j’ai dû signer une centaine d’assignations. C’était la plongée dans un autre univers. Je recevais en flux tendu des notes émanant des services de renseignements, avec des preuves et des extraits de personnes qui consultaient des vidéos horribles de décapitation, de meurtre, des choses affreuses… 

Quels souvenirs personnels gardez-vous de cette soirée et de la période qui a suivi ? 

Cela peut faire sourire, mais à la fin de ce week-end là, j’avais mal au poignet à force de signer toutes ces horreurs. Je mettais mon nom en bas de chacune des assignations à résidence. Ensuite les policiers notifient ce document aux intéressés. Ils vont recevoir un papier signé de Pierre Regnault de la Mothe en leur disant « toi, tu ne quittes plus ton domicile et tu dois pointer plusieurs fois au commissariat ».

Au bout de la centième signature, un doute m’a traversé. Nous venions de nous installer en région parisienne seulement quelques mois après mon premier poste à Perpignan. J’ai donc appelé ma femme, « est-ce qu’on est sur liste rouge », et elle me répond « pas du tout, on est dans l’annuaire comme tout le monde ».

Dix ans après les attentats du 13 novembre 2015, le préfet Pierre Regnault de la Mothe se souvient

Pierre Regnault de la Mothe lors de la soirée « ambassadeurs et ambassadrices » de Made In Perpignan.

Et là j’avoue, j’ai eu un petit moment d’inquiétude, un sentiment partagé par beaucoup de monde. D’abord par tous mes collègues du ministère de l’Intérieur avec qui on partageait cette responsabilité. Mais aussi par les policiers, les gendarmes qui faisaient les enquêtes sur ce type de fait. Il y avait leur nom sur toutes les pièces de procédure, les procès-verbaux, les constatations d’infractions, ou auditions.

Puis, à l’occasion de la première prolongation de l’état d’urgence votée au Parlement, il a été rajouté la possibilité d’anonymisation. C’est-à-dire de signer des actes sans mettre le nom de la personne qui les ratifie. Ensuite il y a la possibilité sur demande du juge administratif de lever l’anonymat du signataire mais de manière asymétrique, c’est-à-dire sans l’indiquer à la partie civile qui contestait l’acte administratif.

François Molins, procureur de Paris et figure incontournable de la justice, suggérait que la France n’était pas prête pour les attentats, est-ce aussi votre sentiment ? Qu’en est-il dix ans plus tard ? 

Avant les attentats, il y avait un certain nombre de personnes sous surveillance mais personne ne pouvait réellement appréhender un attentat comme celui-là, avec un commando projeté de l’étranger et une action coordonnée multi-sites. Les services l’avaient néanmoins prédit. Mais tant que ce n’est pas arrivé, personne ne croit véritablement à une action de ce type. Donc je ne dirais pas qu’on n’était pas prêts. Mais je dirais qu’aujourd’hui on est mieux préparés : on a plus de moyens pour prévenir. 

En 2017, la loi de sécurité intérieure et de lutte contre le terrorisme (SILT) fixe un cadre juridique beaucoup plus musclé. Plusieurs mesures de l’état d’urgence ont été adaptées et sont entrées dans le droit commun. Et pour éviter la rétention d’information entre les services, la DGSI devient le seul chef de file dans la lutte antiterroriste. L’état-major se charge au quotidien de faire circuler l’information. Et au niveau de la gouvernance, c’est désormais un sujet piloté directement à l’Élysée.

Beaucoup de moyens ont également été mis dans le recrutement avec pas moins de 1200 agents à la DGSI et 1100 au niveau de la Direction nationale des renseignements territoriaux (DNRT). Entre 2015 et 2025, les effectifs ont augmenté de 34% au niveau de la DGSI et de 50% pour la DNRT, les anciens renseignements généraux.

Aujourd’hui, on voit arriver des contrôles sécuritaires renforcés au niveau européen. La France a poussé pour ça. De nouveaux systèmes d’information interconnectés voient le jour. On sait quand un étranger arrive en Europe et quand il repart. Quand tout ce chantier sera terminé et mis en place, on aura un système de contrôle des frontières qui sera meilleur que celui des États-Unis !

Un état d’urgence qui dure deux ans, une nouvelle loi sécuritaire en 2017,  quel impact sur les libertés ? Ces nouvelles mesures mises entre de mauvaises mains seraient-elles dangereuses ? 

De 2015 à 2017, il y a eu l’état d’urgence, c’était une réponse sécuritaire forte mais dangereuse. On ne pouvait pas faire perdurer un système dans lequel les perquisitions administratives sont possibles et décrétées par un préfet sans l’accord d’un juge. Donc en 2017, Macron est élu avec la promesse d’abroger l’état d’urgence uniquement « lorsqu’on aura trouvé un substitut juridique qui met notre droit commun au niveau de la menace terroriste ».

Et il me semble qu’aujourd’hui on est au bon équilibre : on ne peut pas dire que les libertés sont gravement menacées parce que l’Etat aurait mis en place trop de mesures antiterroristes. Tout ce qui est décidé par le gouvernement, l’est sous le contrôle du juge administratif. Le conseil constitutionnel peut censurer. On a des institutions solides dans notre pays.

D’ailleurs, il y a des axes à renforcer, et notamment sur les messageries cryptées. On est sourds et aveugles, c’est très préoccupant. D’un point de vue technique et technologique, on n’est pas parés pour faire face à ce qui circule sur ces plateformes. Même si je comprends que c’est un débat compliqué. Un message sur Whatsapp, c’est comme une lettre que j’écris à la main, que je mets dans une enveloppe et que j’envoie. Je n’ai pas envie qu’un policier l’intercepte. Mais quand on sait que ces messageries sont utilisées de manière systématique par un certain nombre de réseaux criminels, il y a quand même un sujet. 

Avec les attentats de 2015, la notion de « fiché S » a empli le débat public, pourriez-vous nous préciser ce qu’est une fiche S ?

C’est un signalement, un outil de renseignement. Cela ne veut rien dire de plus que « surveillance », sonnette. Et ça n’a aucune implication directe d’action ou de sanction à prendre. Un fiché S est une personne sur laquelle vous commencez à avoir des doutes ou des interrogations. D’ailleurs parfois, ce n’est pas cette personne-là qui est dangereuse, mais son entourage. Et cela va permettre de mettre l’attention sur ses déplacements ou ses contacts.

La conduite à tenir peut varier selon le profil de la personne surveillée. Il y a plusieurs niveaux de fiches S. Après les attentats, il y a eu une incompréhension dans l’opinion. On avait au Parlement des gens qui voulaient expulser les fichés S. Or justement, tout est fait pour que la personne ne sache pas qu’elle est sous surveillance. Et vous pouvez être fiché S non pas parce que vous-même êtes dangereux, mais parce que votre frère ou quelqu’un de votre entourage est étroitement surveillé par les services de renseignement.

*DGSI : Direction générale de la sécurité intérieure.

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