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Harcèlement sexuel, esclavage moderne, ruptures abusives… Les dérives du travail dans l’œil d’un avocat de Perpignan

Jean-Baptiste Llati est avocat spécialiste du droit du travail à Perpignan. En trente ans de carrière, il a pu explorer les dérives du monde du travail, heureusement marginales, mais aussi cet écart qui se creuse entre le quotidien de l’entreprise et une administration parfois hors sol.

Le métier n’était pourtant pas une vocation pour ce Catalan qui a fait son droit un peu par défaut. « Je suis arrivé là-dedans un peu par hasard » raconte Jean-Baptiste Llati. « J’appartiens à une génération où on ne rencontrait pas de conseiller d’orientation. » Pour faire plaisir à ses parents, il enchaîne les années de droit et après un doctorat s’oriente vers le métier d’avocat sur les conseils d’un ami. Par le jeu des rencontres, il commence comme avocat d’une union départementale CGT à Narbonne. « Je m’y suis plu tout de suite, j’ai aimé l’approche de ces gens qui, contrairement à l’image qu’on peut avoir, ne sont pas dogmatiques. » Les contentieux du travail l’amènent à de nouvelles réalités. « Il y a un écart énorme entre la théorie universitaire et la pratique. »

Les dossiers de harcèlement en augmentation

Jean-Baptiste Llati s’installe ensuite en cabinet à Perpignan et, la poignée d’avocats vraiment spécialistes du sujet étant restreinte, sur son bureau défilent beaucoup des contentieux du monde de l’entreprise des Pyrénées-Orientales. « L’essentiel de l’activité pour un travailliste, c’est le conseil des Prud’hommes. »

Trois thèmes constituent 90 % de ses dossiers : la durée du travail avec beaucoup de problèmes d’heures supplémentaires, la rupture du contrat et le harcèlement. « C’est une matière particulière, qui évolue très vite. La jurisprudence d’il y a deux ans, c’est la préhistoire. »

L’avocat évoque une augmentation récente des dossiers de harcèlement moral. « L’affaire France Telecom* a été un déclencheur, on a mis le doigt à l’époque sur une stratégie du harcèlement organisée. » Au-delà des problèmes de tempérament, Jean-Baptiste Llati évoque des situations de harcèlement qui ont pour but de pousser à la démission. Brimades, mépris, les situations sont souvent verbales et difficiles à démontrer. « Il arrive que le supérieur inonde le salarié de tâches pour le pousser à la faute, le détruire psychologiquement. » Dans son cabinet, des clients fondent en larmes.

« Ils sont marqués, c’est parfois un peu la cour des miracles dans ma salle d’attente. Je vois des gens qui sont usés, voire détruits. Plus ils ont aimé leur boîte, plus ils se sont investis, plus la chute est difficile. »

Étonnamment, le harcèlement n’est pas le fait de l’employeur dans 90 % des cas. « Il peut être le fait d’un supérieur hiérarchique, d’un collègue… Mais l’employeur peut être mis en cause lorsqu’il en a connaissance et ne fait rien. »

« L’accès à la justice est un produit de consommation »

Faute de preuve, l’avocat doit parfois faire renoncer aux rêves de justice. « Parfois quelqu’un vient me voir avec un récit plausible, je vois qu’il a subi des choses anormales, mais il est sans armes. Je ne peux pas les embarquer dans une mauvaise aventure. »

Perpignan, les avocats signent deux conventions avec le monde économique

Le découragement est courant, et le nombre global de dossiers serait même en baisse. « Fatalisme, longueur des procédures, résignation… L’accès à la justice est finalement un produit de consommation comme un autre, et pas forcément prioritaire quand on a du mal à remplir le frigo. La diminution du nombre d’affaires n’est pas le signe d’une absence de problèmes, mais au contraire d’un contexte de précarité accru. » La multiplication des ruptures conventionnelles contribue aussi à assécher le contentieux.

Souvent les travailleurs sont à un tel niveau de désillusion qu’ils hésitent à aller en justice ou sont persuadés que leur situation est normale.

« Il y a ce que j’appelle des situations d’esclavage moderne. J’ai eu une personne non déclarée qui était logée par son employeur dans une caravane sale avec des punaises de lits. De temps en temps, la femme du patron venait lui amener une gamelle, et il avait un billet par-ci par-là. Et ça a duré douze ou treize ans. Ce type était presque étonné qu’on lui dise que ce qu’il avait vécu était anormal. »

Jean-Baptiste Llati note aussi une recrudescence du harcèlement sexuel. Il s’agit souvent de très jeunes femmes, comme des stagiaires, qui subissent propos graveleux et mains baladeuses. « J’en ai beaucoup plus qu’avant. » La libération de la parole a pu jouer. « Il y a une génération de femmes qui étaient persuadées que ces hommes étaient juste lourds. »

De jeunes virilistes qui méprisent les femmes

Paradoxalement, il y a aussi, parmi les harceleurs sexuels, une augmentation d’hommes jeunes, proches des courants virilistes. « Ils considèrent qu’on peut traiter les filles comme de la merde et parler très cru. » Il évoque ce commerçant qui cumulait les avances envers sa salariée malgré les refus. Ou des propos associés à des discriminations raciales, comme ce patron qui faisait des allusions régulières aux fours crématoires en s’adressant à sa salariée juive.

Les heures supplémentaires non payées sont également un sport couramment pratiqué dans le département. C’est aux patrons que revient la charge de la preuve. Beaucoup ne prennent pas la peine de se protéger en faisant simplement signer des plannings. « D’autres font signer de faux décomptes à 35 heures pour des employés qui en font 45… »

Parfois, notre avocat doit gérer des accidents du travail avec un émotionnel plus prégnant encore. « Il y avait cette dame avec un tout jeune homme dans un état lamentable, tétraplégique dans un fauteuil roulant. Il devait avoir 19 ou 20 ans et faire 35 kilos. Pour son premier boulot, comme intérimaire, il avait été envoyé sur un silo, sans mesure de sécurité. Il est tombé et s’est brisé la colonne vertébrale. Nous avons engagé une procédure de faute inexcusable de l’employeur. Ce sont des moments qui marquent. Ce jeune et sa mère étaient incroyables de résilience. »

Au milieu du flot de contentieux, Jean-Baptiste Llati pose un regard sur une société qui se polarise, en particulier dans un département économiquement sinistré comme le nôtre. Le travail dur, les galères, la survie – qui amènent à accepter parfois l’intolérable – sont invisibilisés. Jean-Baptiste Llati se souvient de cette affaire où une chaîne commerciale des Pyrénées-Orientales sous-traitait l’embauche de ses salariés pour les priver de leurs droits et les payer moins cher. « Des femmes isolées au foyer bossaient depuis des années, payées aux deux tiers de ce qu’elles auraient dû percevoir. »

Montre croco et costard contre femmes isolées sous-payées

Le patron national de la chaîne débarque à la chambre des appels correctionnels avec sa voiture avec chauffeur et un aréopage de secrétaires en tailleur. « C’est un télescopage de mondes. Je fais la distinction entre le petit commerçant qui n’est pas un mauvais bougre même si pas tout à fait dans les clous et ces mecs-là, d’un cynisme absolu car ils ne rendent des comptes qu’aux actionnaires. Cet homme était d’un mépris… Il pensait qu’avec son costard et sa montre à bracelet croco tout le monde allait s’excuser de l’avoir dérangé… Il a perdu. »

Autre déconnexion du réel, l’administration et la législation du droit du travail qui oublie le quotidien vécu. « Ils pondent des réformes totalement hors sol. La plupart n’ont jamais mis les pieds dans une entreprise. Aujourd’hui le Code du travail est illisible, même pour les spécialistes. Chaque législateur qui arrive rajoute sa strate. »

Les conventions collectives seraient elles aussi particulièrement mal écrites. « C’est une horreur à interpréter. Du coup, il y a des commissions d’interprétation qui ne sont pas d’accord entre elles ! C’est kafkaïen. »

Des patrons humains qu’il ne faut pas oublier

Pour autant, l’avocat insiste sur son regard qui ne porte que sur les dérives et masque les dizaines d’entreprises honnêtes de notre département. « Il y a des exploitants, des artisans avec une réelle affection pour leurs salariés et qui pensent à eux avant leur propre boîte. Ils se défendent bien sûr face aux syndicats mais avec respect. Ce ne sont pas des tordus, ils sont humains. »

Jean-Baptiste Llati évoque aussi ces nouvelles générations pointées du doigt. « Je ne pense pas que les jeunes soient des feignants. Ils ont décidé d’être moins bêtes que nous. Ils sont moins intéressés par la course au fric, le totem du travail et la carrière longue. Ils ont mille vies professionnelles. Une vie entière dans une boîte ne les fait plus rêver. » Il constate de plus en plus de CDD et de carrières fractionnées, par défaut mais aussi par choix.

*Affaire France Telecom : entre 2006 et 2011, plusieurs dizaines de salariés de l’entreprise France Telecom se suicident, d’autres font des tentatives. Cadres et dirigeants sont condamnés pour harcèlement moral institutionnel.

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