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Interview : Entre-soi, la vie sociale des classes dominantes par Monique Pinçon-Charlot

Photo © Gwenn Dubourthoumieu. Gwenn Dubourthoumieu et Monique Pinçon-Charlot, Entre-soi, éditions Pyramyd.

Article mis à jour le 30 août 2024 à 10:50

Monique Pinçon-Charlot est sociologue. Anciennement directrice de recherche au CNRS, elle travaille sur la ségrégation urbaine et la haute société. À l’occasion de la sortie d’Entre soi, son dernier ouvrage, elle donnera une conférence à Perpignan le jeudi 5 septembre à 18h00 à la Maison de Ma Région. Le soir-même, à 21h30, les photographies qui accompagnent l’ouvrage seront projetées lors de la 4e soirée de Visa pour l’image au Campo Santo de Perpignan.

Publié aux éditions Pyramyd en co-écriture avec le photographe Gwenn Dubourthoumieu, Entre soi documente la vie sociale des classes dominantes. Quelles sont les enjeux soulevés par ce livre et ses méthodes ? Photos © Gwenn Dubourthoumieu. Gwenn Dubourthoumieu et Monique Pinçon-Charlot, Entre-soi, aux éditions Pyramyd.

Entre-soi, c’est une enquête sur les cercles ultra-fermés de l’oligarchie* française. A quoi ressemblent ces milieux ? Comment se distinguent-ils du reste de la population ?

Ce sont des dynasties familiales de la bourgeoisie et de la noblesse qui se transmettent de génération en génération les titres de propriété des moyens de production et d’échange, mais aussi des médias ou des cliniques qui permettent l’exploitation des travailleurs. Ces dynasties sont une construction sociale qui permet d’atteindre une forme d’immortalité symbolique, la mort humaine étant ainsi adoucie par la force de la continuité dynastique. La lignée continue à faire bande à part sur le temps long des siècles. Le château, incarnation de la durée et de la tradition demeure encore aujourd’hui un emblème de l’excellence sociale. La force de cette solidarité de classe inscrite dans le passé empêche notamment tout ruissellement vers les classes moyennes et populaires.

Pourquoi les classes dirigeantes ne restent-elles qu’entre elles ?

L’entre-soi est capital pour cette classe sociale au sommet des richesses et des pouvoirs afin que tous ses membres soient mobilisés pour en défendre les intérêts. Les beaux quartiers, les cercles pour les adultes et les rallyes pour les jeunes favorisent la solidarité avec ses semblables, condition pour une « orchestration sans chef d’orchestre », comme disait Pierre Bourdieu. La proximité sociale permet une complicité rassurante et heureuse. L’autre dissemblable rappelle en effet par sa seule présence l’arbitraire des privilèges, le plus souvent liés à la naissance dans une famille déjà fortunée.

Photo © Gwenn Dubourthoumieu. Gwenn Dubourthoumieu et Monique Pinçon-Charlot, Entre-soi, éditions Pyramyd.

Suffit-il d’être riche pour « en être » ?

Absolument pas ! La richesse économique est une condition nécessaire pour être coopté dans les clubs du Gotha**, mais elle n’est pas suffisante. Le capital social avec un portefeuille de relations au plus haut niveau et le capital culturel avec les grandes écoles ou des collections d’œuvres d’art, s’imbriquent avec le capital économique pour créer la richesse symbolique.

Cela permet de passer de la domination économique à la domination symbolique, les dominés reconnaissant aux dominants leur supériorité à régner sans partage.

Cette imbrication de ces quatre formes de richesse (économique, sociale, culturelle et symbolique) est une des explications de l’absence de seuil de richesse. L’autre étant l’énorme dispersion de la richesse économique, puisque selon de dernier palmarès de Challenges (Juillet 2024), des 500 plus grandes fortunes professionnelles de France, il y a 813 fois la fortune de Morgane Sézalory, la dernière de la liste, dans celle du premier de classe Bernard Arnault. Dispersion qui n’existe pas dans les classes laborieuses.

Le flou des frontières au sens propre et au sens figuré, constitue une des caractéristiques spécifiques de l’oligarchie qui doit pouvoir satisfaire ses intérêts sans contraintes en n’hésitant pas à invoquer différentes formes de secrets, fiscal, bancaire, défense ou celui des affaires.

Comment s’organisent les réseaux d’ultra-riches en dehors et par rapport à Paris ?

Il est certain que la capitale rime avec le capital, offrant ainsi un terrain d’investigation particulièrement riche pour les sociologues et les photographes. Cette condensation de l’excellence sociale dans les 7e, 8e et 16e arrondissements de Paris et à Neuilly-sur-Seine permet de comprendre le processus de la cooptation sociale par les membres de cette oligarchie eux-mêmes sans passer par les statisticiens de l’Insee. Ce système de cooptation sociale fonctionne aussi au sein des cercles de province.

Le Bottin mondain montre que la multi-territorialité est la règle, avec le plus souvent résidence à Paris et château en province. Nous avons donc aussi travaillé en province, à Bordeaux, Lyon, Marseille ou Deauville, retrouvant les mêmes processus de fonctionnement, toujours basés sur la cooptation sociale, que ceux que nous avions dévoilés à Paris. Les frontières de la classe dominante sont systématiquement dans les mains des ceux et celles qui ont déjà été à la hauteur de leur naissance en grande fortune.

Comment, en tant que sociologue, réussit-on à s’introduire dans un milieu qui exclut symboliquement tous ceux qui en n’en font pas partie ?

Notre statut de chercheurs au CNRS est pour beaucoup dans l’ouverture dont nous avons bénéficiée pour mener des entretiens et faire des observations dans des lieux d’ordinaire inaccessibles. Le fait de se présenter en couple était une originalité statistique en cohérence avec l’importance de la famille pour préempter toutes les formes de richesse dans le temps long des dynasties. Avant de nous lancer sur le terrain, nous avions lu de nombreux ouvrages dont des mémoires de ces grandes familles. Notre directeur de laboratoire ayant grandi à Neuilly nous a beaucoup aidé à vaincre la violence symbolique, cette forme de timidité sociale paralysante.

Perpignan accueille à partir du 31 août le festival international du photojournalisme. Entre-soi a été co-écrit par Gwenn Dubourthoumieu dont les photographies sont empreintes d’une « justesse sociologique. » Comment sociologie et photographie se complètent-elles ? En quoi la photo aiguise-t-elle le regard sociologique ?

Pour que la théâtralité de la vie mondaine et l’esthétisation de l’excellence aristocratique qui se dégagent des photos puissent dépasser l’émotion visuelle, les explications sociologiques sont indispensables. L’originalité de cet ouvrage réside dans cette volonté partagée par le photographe et la sociologue de transmettre la force et la complexité des rapports entre les classes sociales. A travers des bandes dessinées, des livres pour enfants, des adaptations au théâtre ou des documentaires, nous avons Michel et moi essayé de varier le plus possible les supports de diffusion de cette anthropologie de la classe dominante.

Qu’est-ce qui explique les lacunes en sociologie et photographie en matière de travaux sur l’entre-soi bourgeois ?

Les difficultés d’accès à cette aristocratie de l’argent et la timidité sociale conduisent les chercheurs à privilégier les recherches sur les classes laborieuses, avec en plus l’avantage d’être en phase avec les attentes des institutions et de leurs financements. Tout se passant comme si les dominants n’avaient pas vocation à être soumis à l’investigation sociologique. L’approche en termes de classe sociale bouscule par ailleurs le découpage institutionnel en disciplines avec des évaluations spécifiques. Mais ce n’est en rien la particularité des instituts de recherche. Le cloisonnement du social dans une fragmentation et une étanchéité systématiques des informations et des données statistiques par les médias des milliardaires a pour objectif de créer de l’opacité et de la dissimulation mais aussi de susciter un sentiment d’impuissance et de sidération.

Photo © Gwenn Dubourthoumieu. Gwenn Dubourthoumieu et Monique Pinçon-Charlot, Entre-soi, éditions Pyramyd.

Qu’est-ce qui motive un tel livre et une telle carrière ? Gwenn Dubourthoumieu évoque en introduction sa tristesse devant l’écart immense séparant les ultra-riches des ultra-pauvres. Qu’en est-il pour vous ?

Michel et moi avons toujours été sensibles à l’ampleur des inégalités sociales et économiques et révoltés par le mépris de classe de ceux qui sont nés à Neuilly-sur-Seine, dans le département le plus riche de France, vis-à-vis des habitants de Bobigny à quelques kilomètres, dans le département le plus pauvre de France.

Le mépris de classe est devenu aujourd’hui une arme idéologique qui rend visible la violence politique tout en occultant les logiques sociales qui sont au cœur du capitalisme.

La sociologie permet de donner corps à tout ce qui est caché, masqué et donc invisible. L’objectif de cet ouvrage est donc de donner quelques clefs de lecture de ce qui est souvent vécu comme quelque chose de naturel, alors qu’il s’agit bel et bien d’une construction sociale fondée sur le droit des capitalistes à exploiter toutes les formes du vivant. 

L’idée d’une sociologie/photographie engagée place nécessairement vos travaux au cœur des enjeux politiques actuels. À qui se destine votre dernier livre ? Que doit-on en faire ?

Cet ouvrage contribue au dévoilement des inégalités de classe qui s’aggravent inexorablement, les riches devenant de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres. Entre 2022 et 2024, le montant global de la fortune des plus riches est passée de 1002 milliards d’euros à 1200 milliards, soit une augmentation de 168 milliards d’euros en deux ans ! En 10 ans la fortune cumulée des 500 plus riches a été multipliée par trois ! A l’opposé, l’Insee dévoile que depuis 2021, 500 000 personnes ont basculé dans la pauvreté. Si bien qu’en 2023, 50% des ménages les plus modestes ne possédaient que 8% du patrimoine global. L’argent, grâce au système capitaliste va à l’argent, ce qui permet aux « premiers de cordée » de s’enrichir sans limites et aux « derniers de cordée » de se serrer toujours plus la ceinture !

Les rencontres en librairie constituent un moment d’émancipation collective car la pensée critique lorsqu’elle est collectivement partagée est déjà un acte de résistance.

Car pour les dominés, surtout quand ils sont engagés dans des organisations syndicales et politiques contestataires de toutes les formes d’injustices qui brisent les plus démunis, notre sociologie est libératrice avec la déconstruction des évidences néolibérales et la reconstruction nécessaire d’une perspective post-capitaliste.

Pour mettre fin aux divisions des dominés et rendre la trajectoire post capitaliste possible et désirable, il faudrait faire, comme le font les grandes familles de l’aristocratie de l’argent, que chacun ait la liberté de s’investir là où il en a envie, mais à la condition que toutes les initiatives dispersées soient coordonnées par des instances institutionnelles de planification et de synchronisation, pour éviter la guerre des égos, la dispersion, la division et les intrusions des dominants dans nos luttes. Cette coordination fait partie de notre émancipation collective, et même, à l’heure où la planète brûle, de notre survie.

« Vivre c’est ne pas attendre que l’orage passe, vivre c’est apprendre à danser sous la pluie » (Sénèque)

* Groupe restreint de personnes détenant le pouvoir.
** Expression désignant les cercles fermés de l’aristocratie.

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Valentin Arnal