Article mis à jour le 28 août 2022 à 22:59
Depuis le début de la crise du Covid-19, le masque, cet objet de quelques grammes, est l’alpha et l’oméga ; le marqueur de la bonne ou de la mauvaise gestion par les pouvoirs publics. Tantôt par millions, quand il s’agit des grandes surfaces, ; tantôt à l’unité quand il s’agit des soignants de ville ou des patients fragiles des pharmaciens. Retour sur un week-end prolongé sur fond de polémique ; entre « consternation » et « dégoût ».
♦ Le sang des soignants exposés n’a fait qu’un tour
« Jusque-là, j’étais fière d’être au front, d’aider du mieux que je le pouvais contre cette maladie. Je rationne les stocks de masques [NDLR celui de l’État mais aussi celui de l’Agence Régionale de Santé]. Tous les jours, je reçois de nouvelles procédures ; tous les jours, les modalités d’attribution évoluent. Et tous les jours, je fais face à la frustration de mes patients ; y compris ceux munis d’une prescription médicale ». La plupart des patients de cette pharmacienne restent stoïques ; mais parfois, le ton monte. À tel point que la pharmacienne a pris l’initiative de placer une barre de fer sous le comptoir. Elle n’a pas eu besoin de s’en servir ; mais le simple fait de l’avoir sous la main la rassure face à certains patients lassés de ses refus.
« Quand j’ai vu ces messieurs se targuer de pouvoir vendre, dès le lundi 4 mai, des millions de masques dans les rayons de leurs grandes surfaces, mon sang n’a fait qu’un tour. Toute la pression accumulée, la frustration de ne pouvoir aider nos patients les plus fragiles, les kinésithérapeutes de notre quartier. Alors que s’est-t-il passé ? Les Grandes Surfaces avaient-elles des stocks cachés ? Quand les soignants de France et les malades les plus fragiles ne pouvaient se procurer les masques chirurgicaux ? »
Cette polémique enfle depuis que les patrons des enseignes de la grande distribution sont invités sur les plateaux de télévision pour exhiber les millions de masques chirurgicaux qu’ils vendront dès ce 4 mai. Au total, des chiffres qui donnent le tournis, 500 millions* annoncés en fin de semaine. Comparés aux 18 masques fournis par semaine aux infirmières libérales ou aux 3 masques hebdomadaires des Auxiliaires de Vie, l’incompréhension est totale.
♦ Les grandes surfaces accusées d’être des profiteurs de guerre
Dans un communiqué de presse paru le 30 avril, les professionnels de la santé usent volontairement du champ lexical guerrier ; une sémantique voulue par le Président de la République lors de son allocation du 17 mars.
Comme Julie**, l’ordre des pharmaciens, des médecins, des infirmiers, des sages-femmes, des kinésithérapeutes, des podologues ont partagé leur « consternation » et leur « dégoût ». Après avoir signé le communiqué de presse, l’ordre des dentistes s’est quant à lui désolidarisé de cette action.
Dans la tribune « Les masques tombent », ces professionnels de la santé accusent entre les lignes la grande distribution d’avoir fait des stocks de ce bien précieux ; alors que les professionnels de santé « en prise directe avec la maladie tremblaient et tombaient chaque matin ».
Les soignants déclarent : « Toute guerre a ses profiteurs. C’est malheureusement une loi intangible de nos conflits. Comment s’expliquer que nos soignants n’aient pas pu être dotés de masques quand on annonce à grand renfort de communication tapageuse des chiffres sidérants de masques vendus au public par certains circuits de distribution ».
♦ Michel-Édouard Leclerc parle d’une « polémique dégueulasse »
La Fédération de la grande distribution n’a pas tardé à répondre à un « communiqué outrancier et diffamatoire ».
« Il n’y a pas de stocks cachés. Les chiffres annoncés par les enseignes concernent les commandes effectuées, qui ne vont être livrées que très progressivement, avec une disponibilité plus rapide des masques à usage unique que des masques en tissu réutilisables ».
Michel-Edouard Leclerc, à la tête de l’enseigne du même nom, enregistrait une vidéo sur Youtube parlant d’une polémique « inutile, chronophage et un peu dégueulasse ».
Dans sa vidéo de 4’35, le chef d’entreprise accuse ceux qui s’offusquent de la mise à disposition de masques de mettre en scène la concurrence public/privé. Celui qui bataille depuis de longues années contre le monopole des pharmaciens pour la vente de médicament théâtralise. « Partout dans le monde que ce soit à Singapour, Taïwan ou aux États-Unis. On trouve des masques à tous les étals ; que ce soit chez les buralistes, dans les pharmacies ou dans les épiceries et les supermarchés ».
Pour ce qui est des stocks cachés, le patron de Leclerc, parle de « scénarios débiles ». Assurant que les grandes surfaces « se sont démenées, ont passé commande. On a essayé de ne pas se faire piquer les avions ». Insistant sur le fait que se procurer des masques était « très concurrentiel. Cela reste un peu Sioux de les avoir ».
♦ Olivier Véran et les pouvoirs publics tentent d’éteindre l’incendie
Le directeur de la Santé Publique, Jérôme Salomon tentait d’éteindre la polémique lors de son point presse quotidien du 1er mai. « Il n’y avait pas de stocks de masques cachés en France. La grande distribution s’investit, et nous la remercions, dans la distribution de masques grand public. Elle a aussi commandé, comme c’est autorisé, des masques sanitaires en tenant compte des règles strictes de la réquisition qui s’applique ».
Le Ministre de la Santé lui-même est contraint de s’exprimer sur le sujet dès le 2 mai ; mettant en opposition les stocks de masques et les commandes de masques. « La grande distribution me dit disposer aujourd’hui de 5 voire de 10 millions de masques. On est très loin des 500 millions qu’on a pu comprendre que la grande distribution disait disposer […] ». Il a rappelé, « les masques soignants, FFP2, chirurgicaux pour les soignants et les personnes vulnérables et malades » d’un côté et de l’autre « des masques dit grand public, filtrants, normés, pour le grand public ».
♦ Fini la priorité aux soignants, Bercy prend le contrôle ?
Olivier Véran dit « comprendre l’émotion du monde de la santé ». Le ministre assure que « si demain il advenait que nous manquions de masques à destination des soignants et des personnes malades ou vulnérables, […] il existe un procédé qui s’appelle la réquisition qui me permet de réquisitionner toute quantité de masque au-delà d’un stock de 5 millions ». Il concluait son intervention en indiquant une livraison de masques dans les pharmacies à destination des soignants dès ce week-end.
Du côté de Bercy, on tente aussi de mettre fin à la polémique. Via la secrétaire d’État Agnès Runacher, le Ministère de l’économie a demandé expressément à la grande distribution de contribuer au plan de déconfinement.
Voyant la polémique enfler sur les quantités affichées par Carrefour, Leclerc ou super U, le ministère de l’économie s’est positionné. « Les entreprises privées – comme les collectivités locales d’ailleurs – ont le droit d’importer des masques de type chirurgical ou FFP2 depuis le 23 mars. Elles sont toutefois tenues de déclarer toute commande supérieure à 5 millions de masques sur trois mois glissants ; l’État se réservant le droit de réquisitionner ces masques en cas de besoin du système de santé »« .
♦ « Quand la grand-mère en insuffisance cardiaque viendra avec sa prescription, je lui dirai d’aller chez Leclerc »
Notre pharmacienne, nous répond : « Après, une grosse colère, je me suis dit que si les masques sont en grande surface, c’est qu’il n’y a plus de pénurie ; et c’est une bonne nouvelle. Mais je m’interroge quand même ; pourquoi n’avons nous pas encore aujourd’hui de masques chirurgicaux pour nos patients fragiles ? »
Dans un soupir, elle confie : « quand la grand-mère en insuffisance cardiaque viendra avec sa prescription, je lui dirai d’aller chez Leclerc ; et de revenir ensuite pour que je lui montre comment bien utiliser un masque chirurgical à usage unique ».
Et alors que les premiers masques sont vendus dès le 4 mai comme un produit d’appel dans les grandes surfaces, les patients des pharmacies doivent patienter entre 15 jours et 3 semaines pour pouvoir s’équiper en masque même sur ordonnance.
♦ Menace de plainte et/ou d’enquête parlementaire par certains élus français
Le premier à dégainer est Renaud Muselier, président de la Région Provence Alpes Côte d’Azur. Il menace de déposer une plainte au motif de mise en danger de la vie d’autrui, et non-assistance à personne en danger. Dans le cas où les dirigeants des grandes surfaces n’apportent pas les preuves que les masques chirurgicaux vendus en caisse ne faisaient pas partie d’un stock caché.
« Par l’intermédiaire de mon conseil, Maître Régis Rebufat, Avocat au Barreau de Marseille, j’ai donc demandé la justification complète de l’achat de ces masques ; date de commande et surtout date de livraison à l’appui. Je donne trois jours à la grande distribution pour prouver qu’elle n’avait pas de stock secret de masques pendant la crise ».
En parallèle, la Sénatrice de Gironde Nathalie Delattre demande au président du Sénat d’ouvrir une enquête parlementaire ; et ce pour « faire toute la lumière sur les responsabilités respectives de l’État et de la grande distribution » […] « sur la gestion des équipements de protection individuelle durant cette crise ».
https://twitter.com/n_delattre/status/1256291631055200258
♦ « Grand public », chirurgicaux, FFP2, une grande confusion entre les masques
Tout comme la communication gouvernementale cette polémique joue aussi sur les mots. De quels masques parle-t-on ? Les masques FFP2 et FFP3, les plus protecteurs, ne sont évidemment pas dans la balance. Mais les masques chirurgicaux, qui portent bien leur nom, avaient-ils besoin d’être vendus en grande surface ? Si l’on en croit le Ministre, ces masques sont destinés aux soignants et aux personnes malades ou vulnérables. Alors pourquoi, permettre au privé, entreprises, grandes surfaces de s’équiper de tels masques alors que les masques tissus semblent de rigueur ?
Une autre question pourrait aussi venir à l’esprit. Puisque les masques chirurgicaux sont des dispositifs médicaux, au même titre que les cannes anglaises ou les fauteuils roulants, pourquoi ne pas les réserver aux officines ? Depuis des décennies, la guerre fait rage entre la grande distribution et les officines. Michel-Édouard Leclerc en tête, les grandes surfaces tentent de délester les pharmaciens sur leur monopole médicinal.
Après la fermeture des stations-service, buralistes, et autres boulangeries, ce monopole symbolise le dernier « magasin » de proximité qui résiste encore à ces colosses ; un maillage territorial que l’État a exploité gracieusement pendant cette crise sanitaire. Jusque-là, la proposition du géant du commerce était de vendre des médicaments en supermarché sous la supervision d’un docteur en pharmacie. Le recrutement du personnel de caisse aurait-il évolué pour n’embaucher que ces professionnels de la santé à dispenser des dispositifs médicaux ?
*225 millions annoncés par Alexandre Bompard, PDG de Carrefour, dont 50 millions en tissus. Michel-Édouard Leclerc a annoncé avoir « sécurisé » 170 millions de masques à usage unique.
**Le prénom a été changé à la demande de la pharmacienne.
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