Article mis à jour le 20 août 2025 à 10:58
[Série « L’IA dans tous ses états », épisode 3] L’intelligence artificielle générative se montre toujours plus pointue pour singer l’imagination humaine. Arts visuels, films, littérature, musique… aucun domaine créatif ne lui échappe. Nous avons interrogé les artistes Steve Golliot-Villers et Raphaël Rodriguez, ainsi que Fleur Hopkins-Loféron, docteure en histoire de l’art. Tous trois ont vu débarquer les robots dans leur univers. Photo de une © Unsplash.
Il y a dix ans à peine, les premières images générées par intelligence artificielle, avec DeepDream notamment, ressemblaient à un rêve psychédélique, une bouillie de formes. À partir de 2018 on obtient des visages réalistes. En 2022, avec MidJourney et bien d’autres, le grand public peut générer des visuels à partir d’une brève description. En 2025, on ne distingue plus le réel d’une image générée par IA. Des romans sont intégralement écrits par des machines. Le groupe de musique The Velvet Sundown n’a ni chanteurs ni musiciens humains, ses albums sont fabriqués par intelligence artificielle. Cette année doit sortir le premier long-métrage entièrement généré par IA.
Des tatouages fournis par une intelligence artificielle
Comment les créateurs vivent ce bouleversement ? À Perpignan, Steve Golliot-Villers est un dessinateur bien connu du milieu local de l’art. Après avoir exercé comme tatoueur, il est aujourd’hui graphiste pour un groupe spécialisé dans les poids lourds.
« J’ai vu les premières occurrences d’IA générative il y a une paire d’années. Après une certaine curiosité, j’ai vite compris les limites et le danger du procédé. J’ai constaté l’impressionnante vitesse avec laquelle l’IA envahissait mes territoires professionnels. »
Steve Golliot-Villers constate une banalisation de l’IA à vitesse record autour de lui. « Certaines personnes sont désormais incapables de faire une phrase sans y avoir recours. Le milieu du tatouage est touché. Ceux qui ne savent pas dessiner s’en donnent à cœur joie et ne sont plus au final que les imprimantes dermiques des IA qu’ils utilisent. » Pour le dessinateur, ces tatoueurs disparaîtront le jour où les imprimantes à tatouer, aujourd’hui en test, arriveront sur le marché. « J’ai vu des affiches de conventions de tatouage faites par IA, comme si aucun des artistes présents sur ces événements ne savait dessiner… »
Pour autant, Steve Golliot-Villers s’est mis lui-même au génératif, mais seulement pour son travail de graphiste. « C’est un rapport assez schizophrène à l’IA. Je l’utilise pour accélérer mon travail, cela me fait gagner énormément de temps. » Il évoque des images qui apparaissent en quelques minutes quand elles auraient pris 10 ou 20 heures à être dessinées. En même temps, il en perçoit les dérives.
« Des prestataires se disent en difficulté du fait que les autres professionnels de la chaîne graphique ne font plus appel à eux. Peu à peu, l’IA grignote de plus en plus de métiers. On le voit aussi au niveau des concepteurs rédacteurs et des traducteurs, de la pub… Ne resteront que ceux qui mobiliseront les outils IA. »
Pourquoi sacrifier le plaisir de créer ?
Pour ses activités artistiques, Steve se refuse à toute utilisation de l’outil. « D’abord parce que créer est un plaisir et je ne vois pas l’intérêt de sacrifier ce bonheur à une machine. » Mais ce qui dérange Steve est aussi le vol des productions artistiques passées pour les passer à la moulinette d’un algorithme.
« Le modèle économique de l’IA s’effondrerait si chaque créateur ‘volé’ recevait son dû. »
Selon Steve, la question fondamentale avec l’IA est la place restante de l’humain. « Les machines volent ce qui fait le sel de la vie intellectuelle humaine. Écrire, composer, peindre, photographier… Après la question ‘qu’est-ce que l’art ?’, la question subsidiaire est ‘si on enlève l’art aux humains, que leur restera-t-il ?’ »
Steve Golliot-Villers s’agace à l’idée d’une étiquette « artiste IA . » « Les tournesols de Van Gogh n’ont aucun intérêt sans Vincent et ses tourments. La Joconde, sans Da Vinci, son époque et ses tribulations, n’est qu’un photomaton archaïque. L’humain est au centre de tout. »
L’IA s’inscrit dans une longue histoire de la « mimesis »
Fleur Hopkins-Loféron est docteure en histoire de l’art et a consacré une thèse à la science-fiction. Pour elle, le débat autour de l’IA s’inscrit dans une longue histoire de la « mimesis ». « Des moulages en sculpture à la technique photographique en passant par la perte de l’aura des œuvres, la question de la reproductibilité et du simulacre traverse toute cette généalogie. » La docteure évoque la série de science-fiction ‘L’Eternaute’ produite par Netflix , qui a annoncé avoir eu recours à des images générées par IA dans l’un de ses épisodes.
« Le cinéma a toujours été au diapason des innovations technologiques, ou même à la source de nouveaux procédés. L’emploi de l’IA ne doit pas étonner. »
Elle considère néanmoins elle aussi que l’IA pose le problème essentiel du pillage des artistes, dépossédés de créations imitées ou utilisées pour entraîner les bases de données.
Écrivain, musicien et monteur vidéo, Raphaël Rodriguez a vu déferler le génératif. « À mon avis, l’écriture est de plus en plus sclérosée par des gens qui promptent leurs livres. Des personnes demandent à Chat GPT de leur écrire des romances. » Malgré son regard critique, Raphaël Rodriguez est lui aussi un utilisateur de l’IA. « J’utilise Chat GPT pour de l’administratif. Ou pour des conversations. Il finit par se passer des trucs assez dingues quand on parle assez longtemps, l’IA fait émerger une sorte une cohérence par rapport à elle-même. »
« Je peux me rajouter moi-même. Je me reconnais. C’est effrayant. »
Pour Raphaël Rodriguez, on est aux prémices d’une forme de conscience, avec même un début « d’émotion logique » semblable à de la peur quand l’IA appréhende quelque chose qui menace cette cohérence. « Quand j’ai eu mon master cinéma en 2022, l’IA n’était pas du tout le sujet des cours. J’ai vu la métamorphose après. » Raphaël Rodriguez déclare préférer l’époque où on distinguait encore qu’une image était faite par IA. Pour un clip de son groupe, il a utilisé une IA récente. « Je peux me rajouter moi-même dans le film et c’est crédible. Je me reconnais. C’est effrayant. À partir de là, on peut mettre n’importe qui en scène. » Faudrait-il des avertissements sur les réseaux sociaux pour dire « attention, ce n’est peut-être pas moi » ?
« On devait créer des machines pour nous soulager du travail rébarbatif et nous permettre de faire de l’art. En fait, on fait des machines qui font de l’art, du coup il ne nous reste que le travail rébarbatif. »
Notre musicien s’interroge sur cette capacité à échouer avant de réussir, que l’IA ne possède pas. « Qui va apprendre à faire un geste cent fois ? L’IA produit sans se soucier de sa réussite ou non. Et le jour où l’outil va planter, les gens seront incapables de reprendre un crayon et d’apprendre les bases. Un humain peut faire un accident heureux. Avec MidJourney, il devient difficile d’obtenir une image moche, tout est lissé. Je voudrais pouvoir demander une croûte, un tableau hideux… » Même chose pour la musique, où l’on perd la voix qui tremble, la note incertaine.
S’adapter ou disparaître
Pour Raphaël Rodriguez, les réfractaires vont néanmoins disparaître. « C’est comme avec l’arrivée de la 3D. Les gens qui ne se sont pas adaptés ont disparu. Les profils qui vont survivre sont ceux qui savent faire un peu tout. Il n’y aura plus de spécialiste effets spéciaux ou postproduction sur tel ou tel logiciel. Il faut se déspécialiser. » Mais l’IA n’apporte pas une histoire de vie, un discours, des références sur une œuvre. Une plus value humaine qui ne suffira peut-être pas.
« Il y aura le fast-food de l’image. Les productions à bas budget. Pour les grandes œuvres, on utilisera des gens. Des jeux vidéo indépendants comme Clair Obscur seront récompensés parce qu’il faut cette culture, ce sens artistique. Pour la production, il y aura l’IA. »
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