Article mis à jour le 1 décembre 2025 à 13:15
C’est une voix qui traverse les siècles, usée par la répétition du même script, fatiguée par l’injonction au bonheur perpétuel. Avec Le Prince charmant : L’homme qui ne voulait pas être roi, Isabelle Siac accomplit un geste littéraire d’une belle audace : elle offre une intériorité, dense et névrotique, à la silhouette la plus célèbre et la plus vide de la littérature occidentale. Ici, le héros s’extrait de sa fonction décorative pour devenir une conscience tourmentée, prisonnière d’une immortalité subie. Isabelle Siac, Le Prince charmant, Éditions Reconnaissance.
Le site d’information Made In Perpignan s’associe à Mare Nostrum, devenu la référence littéraire du bassin méditerranéen. Dans le cadre de ce partenariat prestigieux, Jean-Jacques Bedu, président du Prix littéraire Mare Nostrum, dévoile ses coups de cœur.
Dès les premières pages, Isabelle Siac instaure une rupture de ton jubilatoire. Elle brise le vernis du « Ils vécurent heureux » pour exposer la mécanique rouillée des coulisses. Ce Prince, entité atemporelle, relate son existence avec une lucidité caustique, naviguant entre le narcissisme de sa caste et une dépression chronique alimentée par l’absurdité de sa condition. L’autrice bâtit une psyché complexe, où le privilège royal se mue en malédiction existentielle. Le lecteur découvre un homme qui subit sa légende, spectateur impuissant de sa propre mythologie, condamné à errer de conte en conte en quête d’une identité qui lui échappe. C’est là toute la force du postulat initial d’Isabelle Siac : faire du Prince Charmant une figure tragique de l’épuisement, un Sisyphe de la romance contrainte.
Isabelle Siac revisite Peau d’Âne et Blanche-Neige sous le prisme du traumatisme
Le roman déploie une relecture vertigineuse des classiques, passés au tamis d’une psychanalyse du désastre intime. Isabelle Siac revisite les unions sacrées du folklore avec une acuité psychologique saisissante, révélant systématiquement l’échec masqué par l’ellipse narrative traditionnelle. Le protagoniste apparaît obsédé par une pulsion de sauvetage qui confine à la pathologie : il cherche moins l’amour que la validation de son utilité par la détresse d’autrui.
Chaque conquête devient le théâtre d’une incompréhension fondamentale. Avec Peau d’Âne, Isabelle Siac décrit brillamment le naufrage d’un couple où la résilience attendue de la victime se heurte à l’impatience charnelle du sauveur. Le traumatisme de l’inceste, balayé par la tradition du conte, redevient ici un obstacle infranchissable, transformant la nuit de noces en scène de violence conjugale feutrée.
Le récit de l’épisode de Blanche-Neige prolonge cette exploration du malaise : le Prince, épris d’un corps inerte dans un cercueil de verre, se confronte à la réalité glaçante d’une gratitude sans désir. L’autrice souligne avec finesse l’inadéquation entre les fantasmes romantiques du héros et la soif de vengeance sanglante de la princesse réveillée.
L’analyse culmine avec l’épisode de la Belle au bois dormant, où le merveilleux se fracasse sur l’horreur familiale. En réintroduisant la figure de la mère ogresse – souvent occultée par les adaptations modernes –, Isabelle Siac ancre le récit dans une brutalité organique. Le Prince, confronté à la tentative d’infanticide perpétrée par sa propre mère, voit son idéalisme définitivement broyé. Cette section, d’une noirceur absolue, illustre la maîtrise avec laquelle l’autrice manie les matériaux originels pour en extraire une tragédie sur la filiation et la toxicité maternelle.
Une Cendrillon bourgeoise pour apaiser le Prince ?
Le roman opère un pivotement magistral avec l’entrée en scène de Cendrillon. Isabelle Siac dessine ici une trajectoire apaisée, presque bourgeoise, qui tranche avec les convulsions précédentes. Cendrillon incarne l’ancrage, la complicité domestique, et la fin, provisoire, de la quête éperdue d’absolu. L’autrice peint une relation fondée sur le partenariat et le pragmatisme, symbolisée par la création de l’entreprise « Services à la Femme ».
Cette période de latence prépare habilement le basculement vers la modernité. Le Prince, traversant le temps, se retrouve propulsé au XXIᵉ siècle, confronté à l’algorithme, aux applications de rencontre et à l’accélération des échanges. Isabelle Siac réussit ce grand écart temporel en conservant la voix unique de son narrateur, désormais confronté à la figure de « Elle ». Cette femme sans nom, incarnation de la contemporanéité, devient le miroir troublant de l’obsolescence du Prince. L’autrice capture avec brio le désarroi d’un héros programmé pour protéger, soudain face à une partenaire qui revendique une autonomie radicale tout en espérant, secrètement, le maintien d’une galanterie protectrice.
Le Prince Charmant à l’épreuve de l’ère #MeToo
C’est dans cette confrontation avec l’époque actuelle que l’ouvrage atteint sa pleine dimension sociologique. Isabelle Siac utilise son personnage comme un révélateur des tensions masculines post-#MeToo. Le Prince se débat dans une crise identitaire profonde : comment exister quand la fonction de « Sauveur » est décriée comme une forme de domination patriarcale ?
Le roman explore les injonctions paradoxales qui pèsent sur l’homme moderne : sommé d’être à l’écoute et vulnérable (le « déconstruit »), mais blâmé dès qu’il cesse d’incarner une force rassurante et directive. Le protagoniste vit dans sa chair la dissonance cognitive d’une époque qui déboulonne les idoles qu’elle continue pourtant de désirer. Isabelle Siac dissèque cette friction entre l’émancipation nécessaire des femmes et la persistance des schémas archétypaux dans l’inconscient collectif. Le Prince tente tout : la thérapie, la psychanalyse, la redéfinition de soi, mais il reste cette construction littéraire inadaptée à la complexité du désir féminin moderne.
Au-delà de la satire de Disney : la portée philosophique du roman
La prose d’Isabelle Siac porte ce récit ambitieux avec une élégance constante. Son style, riche et ciselé, joue délibérément de l’anachronisme psychologique pour créer une distance ironique. Le narrateur s’exprime dans une langue où le classicisme des tournures de l’Ancien Régime percute la trivialité du vocabulaire thérapeutique moderne : « dépendance affective », « charge mentale ».
L’autrice parvient à maintenir un équilibre délicat entre humour désespéré et mélancolie poignante. Les observations du Prince sur son propre fétichisme (le soulier, le sommeil, la lucarne) ou sur sa transformation en produit marketing témoignent d’une grande finesse satirique.
Mais au-delà de la satire, Isabelle Siac signe une œuvre d’une véritable portée philosophique sur la solitude. Le Prince charmant se lit in fine comme la confession bouleversante d’une idée fixe confrontée au mouvement perpétuel du vivant.
En donnant parole à celui qui n’était qu’une image, Isabelle Siac enrichit notre compréhension des mythes et nous invite à considérer la lourdeur du diadème, même lorsqu’il est posé sur la tête d’un homme que l’on croyait tout-puissant. Une réussite littéraire qui résonne longtemps après la dernière page.
Objectif 2026 ? Plus d’enquêtes … Faites un don pour permettre à une presse libre d’exister, et d’enquêter sur les dossiers sensibles des Pyrénées-Orientales !
Rassurez-vous, la rédaction de Made In Perpignan ne change pas subitement de cap. Nous continuerons toujours de défendre une information de proximité en accès libre. Désormais, notre équipe souhaite vous proposer plus d’investigation, un genre journalistique le plus souvent absent dans les médias locaux.
Parce qu’enquêter sur les réalités sociales, économiques et environnementales des Pyrénées-Orientales a un coût, soutenez-nous !
- La reco lecture de Mare Nostrum : Isabelle Siac dépoussière le mythe du « Prince charmant » - 1 décembre 2025
- Revue de presse du 30 novembre : Ils ont parlé de Perpignan et des Pyrénées-Orientales - 30 novembre 2025
- Prix littéraire : Qui sont les lauréats de la cinquième édition du Prix Mare Nostrum ? - 27 novembre 2025
