Pour lutter contre les gangs, le Salvador a bâti une méga prison où règne la tolérance zéro. Le photojournaliste Juan Carlos a pu pénétrer l’enceinte de cette forteresse ultra-sécurisée dans laquelle les détenus sont déshumanisés. Récit.
Nom de code : CECOT. Définition : Centre de confinement du terrorisme. À l’intérieur de cette prison géante bâtie en un temps record à Tecoluca, dans le centre du Salvador, près de 20 000 prisonniers sont entassés. La grande majorité d’entre eux sont des membres de gangs soumis à l’un des régimes carcéraux les plus durs de la planète. Plutôt que la réhabilitation, l’objectif affiché est ici le contrôle total et la répression forcenée, à l’aide d’un dispositif sécuritaire lourd qui s’inscrit dans une politique sécuritaire extrême, pleinement assumée par le président Nayib Bukele. Élu en 2019, celui-ci a instauré depuis mars 2022 un « régime d’exception » (état d’urgence) qui suspend plusieurs droits constitutionnels et permet des arrestations massives sans mandat.
Ce régime d’exception a conduit à l’incarcération de plus de 85 000 personnes, soit environ 2% de la population adulte totale. Et c’est dans ce contexte que l’État a inauguré le CECOT en janvier 2023. Aujourd’hui, la stratégie sécuritaire de Bukele rencontre une forte approbation populaire mais suscite un tollé parmi les organisations de défense des droits humains, qui dénoncent des arrestations arbitraires, des détentions prolongées, des mauvais traitements, des procès collectifs et des décès en détention.
Juan Carlos, unique journaliste indépendant autorisé
Le photographe Juan Carlos, né au Salvador avant de fuir la guerre avec sa famille lorsqu’il était enfant et d’émigrer aux Etats-Unis avant de revenir en 2015 dans son pays, a pu accéder à cette prison ultramoderne. Son but ? Documenter et montrer l’intimité ainsi que la routine de ces prisonniers littéralement mis en cage. Avec l’exposition « Salvador : Así es la vida en el CECOT », Visa pour l’image lui offre un espace d’expression essentiel.
« L’ouverture de la prison a constitué un événement très médiatisé, repris partout dans le monde. J’ai donc commencé à réfléchir à la manière d’aller plus loin que l’actualité immédiate, de développer une approche plus narrative, plus documentaire. Finalement, j’ai eu la chance – ou le privilège – d’être le seul photojournaliste indépendant autorisé à passer une nuit à l’intérieur du centre de détention de Tecoluca. J’ai décidé d’en faire un projet sur la vie à l’intérieur, sur ce que cela représentait vraiment. Cela m’a donné un regard plus intime et inédit ».
Des détenus réduits au silence
Dans le centre pénitentiaire de Tecoluca, tout est sous contrôle, raconte le photojournaliste. Le gouvernement y fixe les règles, le directeur et les gardiens veillent à leur application sans faille. Mais ce qui le frappe, en pénétrant dans les couloirs, ce n’est pas tant la présence des forces de l’ordre en nombre que le silence. Les détenus, rangés derrière les grilles, ne parlent pas. Ils se contentent de fixer les visiteurs, parfois avec insistance, parfois en posant, comme pour impressionner. Mais aucune parole ne franchit leurs lèvres. L’atmosphère est totalement figée, les échanges sont interdits. Impossible de parler aux prisonniers et impossible pour eux d’adresser un mot. Sauf lorsqu’un détenu est désigné, au préalable, pour s’exprimer. Le reste du temps, c’est un décor de silence et de regards pesants, où le calme prend un poids écrasant.
« C’est extrêmement surveillé. Il y a toujours des gardiens, 24h/24. Pas un ou deux : des groupes entiers qui scrutent en permanence. Cela empêche à la fois les détenus de créer du désordre et les journalistes de leur parler. Parfois, j’ai tenté, et certains détenus aussi ont essayé de me glisser un mot, mais ça a toujours été interrompu immédiatement : ‘On vous a dit que c’était interdit !’, hurlait immédiatement un garde. Mais je suis journaliste, mon rôle est d’informer ! Donc j’ai insisté, en essayant de me rapprocher pour obtenir une meilleure composition, même sans parler. En règle générale, dans ce genre de situation, je préfère tenter, quitte à demander pardon, plutôt que de demander la permission ».
L’esthétique au service de l’information
Dès lors, une sorte de « jeu » s’engage pour le photographe, en permanence aux aguets, prêt à capter des images décisives, de celles qui racontent en un instant ce que mille mots ne sauraient exprimer. Juan Carlos le fait, en plus, avec la particularité d’apporter une attention toute particulière à l’esthétique.
« Sur un sujet comme celui-là, avec cette intention, l’expérience est primordiale. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles Visa pour l’image a accepté cette exposition : mes images montrent concrètement l’intimité dans un lieu qui dépasse l’entendement. On s’éloigne du simple cliché d’agence qui se contente de montrer l’intérieur du centre de détention. Ici, j’ai cherché à aller plus loin, à proposer un récit visuel plus riche, plus créatif. Pour ça, il faut observer en permanence, saisir des instants qui échappent au cadrage officiel. Cela demande d’être attentif, réactif et de penser composition, angle, narration à chaque instant. Comme avec cette main qui soudain surgit entre les barreaux pour saisir un repas posé au sol ».
La déshumanisation au service d’une propagande politique ?
Cette image montre le peu de considération accordée aux détenus, réduits à un statut proche de celui de l’animal et interroge sur les traitements infligés de manière indissociée à tous les détenus incarcérés dans le CECOT.
« Forcément, l’homme autant que le photographe s’interrogent. On se dit : j’aurais pu, n’importe qui aurait pu, se retrouver là. Le pays est « fertile » pour ça. Certes, les membres de gangs ont commis des crimes atroces et, d’une certaine façon, ils méritent d’être là. Mais si on raisonne de manière plus poussée, on sait aussi que beaucoup sont là parce que la structure sociale ne leur a laissé aucune autre option. C’est très facile de basculer dans les gangs quand il n’y a aucune autre perspective. Beaucoup d’entre eux auraient pu avoir un autre destin ».
Juan Carlos rappelle ainsi que la criminalité est aussi le résultat d’une défaillance des politiques publiques. Depuis des décennies, rappelle-t-il, des quartiers entiers sont marginalisés, l’accès à l’école est limité, les infrastructures étatiques sont défaillantes… Selon lui, il y a donc parmi les détenus aussi des victimes du système socio-économique et politique. Or derrière la communication du président Bukele sur sa super prison, son gouvernement serait immobile et tarderait à agir sur les causes profondes qui conduisent tant de jeunes dans les bras des gangs.
« Aujourd’hui, il n’y a plus de violence des gangs donc on parle de pacification. Mais les racines du problème n’ont pas été traitées. Les gangs ou d’autres formes de criminalité émergeront. C’est comme un cancer : si tu ne l’extirpes pas, il revient ».
Autrement dit, le CECOT a étouffé les symptômes, mais derrière ses murs de béton, la maladie reste tapie dans l’ombre.
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