Pourquoi les noms d’Aimé Giral et de Gilbert Brutus évoquent-ils bien plus qu’un stade ? De la Retirada à la guerre d’Algérie, qui a trouvé refuge au Vernet ? Découvrez le troisième et dernier épisode de la trilogie « Éclats de mémoire », qui explore l’histoire du quartier du Vernet à Perpignan dans le cadre du projet « Mémoires du Vernet ». Un récit pour comprendre comment le passé continue de façonner l’identité actuelle du quartier.
L’article fait partie d’une série sur le travail collectif « Mémoires du Vernet » qui s’étend de novembre 2024 à avril 2025. La série couvre les coulisses du projet, l’histoire du quartier du Vernet (retrouvez l’épisode 1 ici et l’épisode 2 là), et les rencontres avec le quartier, du portrait d’habitant au paysage urbain, réalisés par les élèves du lycée Maillol.
Cet article a été rédigé par Lise Raivard, enseignante au lycée Maillol, en collaboration avec Made in Perpignan.
Le Vernet et la guerre – Une mémoire blessée
Le Vernet, quartier du nord de Perpignan, est un territoire de seuils. Il garde dans ses rues, ses stades, ses façades et ses noms une mémoire faite de luttes, d’exils et de résistances.
Deux stades pour deux héros
Dans la mémoire collective de Perpignan, deux noms résonnent avec une intensité particulière : Aimé Giral et Gilbert Brutus. Tous deux furent des figures du rugby, tous deux ont donné leur vie pour la France, tous deux ont vu leur nom gravé dans les stades du quartier.
Aimé Giral, jeune capitaine de l’USAP, tomba en 1915 sur le front de la Somme, à l’âge de vingt ans. Le stade Aimé-Giral, construit dans l’entre-deux-guerres, perpétue le souvenir de cette jeunesse fauchée par la Grande Guerre, où sport et engagement patriotique se mêlaient encore intimement.
Gilbert Brutus, président du club de rugby à XIII, entra dans la clandestinité pendant la Seconde Guerre mondiale. Membre actif de la Résistance, il fut arrêté, torturé, puis exécuté par la Gestapo en 1944. Le stade Gilbert Brutus, aujourd’hui antre des Dragons Catalans, garde la mémoire de cet homme de courage et de conviction.
La Retirada : l’exil aux portes de la ville
En janvier 1939, alors que la guerre civile espagnole s’achève, un demi-million de républicains traversent les Pyrénées dans un exode massif : La Retirada. Beaucoup sont accueillis dans des camps précaires à Argelès-sur-Mer ou Saint-Cyprien. Mais Perpignan, carrefour logistique et politique, devient aussi une terre d’accueil improvisée.
Dans le quartier du Vernet, plusieurs familles espagnoles s’installent, parfois dans des logements de fortune ou des maisons laissées vacantes. Ces familles, souvent issues de milieux ouvriers ou militants anarcho-syndicalistes, participent à l’essor d’un Vernet populaire, politisé, solidaire, qui conserve encore aujourd’hui les traces de cette mémoire républicaine.
Un quartier de Résistance
Durant l’Occupation allemande, le Vernet devient aussi un lieu d’ombre et de courage. Certains bâtiments servent de caches pour les résistants, d’autres abritent des imprimeries clandestines ou des réunions secrètes. Les archives évoquent la présence active de réseaux résistants dans la zone nord de la ville. Sur l’avenue Julien Panchot, les murs portent encore, pour qui sait les lire, les stigmates d’une époque de lutte et de peur.
Un mémorial discret, niché au cœur d’un petit espace public, rappelle la mémoire des résistants tombés dans l’anonymat. Dans les écoles du quartier, des enseignants perpétuent ce souvenir à travers des projets pédagogiques et des collectes de témoignages.
1962 : Rapatriés d’Algérie et nouveaux exils
En 1962, la fin de la guerre d’Algérie provoque un nouvel afflux de population : Pieds-Noirs, Juifs séfarades, Harkis et autres rapatriés s’installent en nombre à Perpignan. On estime que près de 25 000 personnes arrivent dans une ville qui comptait à peine 80 000 habitants. Le Vernet, en pleine expansion, devient l’un des points d’ancrage de cette migration.
Les souvenirs de l’Algérie perdue viennent alors s’ajouter aux couches d’exils précédents. Dans les immeubles neufs ou les maisons mitoyennes, se croisent les récits de Constantine, d’Oran, de Tlemcen, ceux de Barcelone, de Saragosse ou de Valence. Une mosaïque d’exilés fait du Vernet un lieu unique en son genre.
Aujourd’hui : entre mémoire et accueil
Le passé ne s’éteint pas au Vernet, il continue de s’écrire. Le quartier accueille encore aujourd’hui des demandeurs d’asile venus de pays en guerre : Syrie, Afghanistan, Ukraine, Soudan… Des structures comme le dispositif ACAL (Accueil pour la demande d’asile en Languedoc) permettent à ces familles d’être logées temporairement.
Ainsi, le Vernet reste fidèle à lui-même : un lieu de passage et d’ancrage, de douleurs portées et de recommencements. Il incarne, à l’échelle d’un quartier, l’histoire contemporaine des migrations, des résistances et de l’hospitalité.
Le Vernet moderne – Entre HLM et nouveaux habitants
Aux confins nord de Perpignan, le quartier du Vernet porte en lui les strates d’une histoire urbaine, sociale et humaine singulière. Si son nom évoque encore, pour les plus anciens, les vergers et les vignes des années 1950, c’est à partir des années 1960 que ce territoire connaît une transformation radicale. À la faveur de l’urbanisation dense, de l’exode rural et de l’arrivée massive de populations migrantes, le Vernet devient un laboratoire à ciel ouvert de la ville moderne.
Dans un contexte national tendu par la pénurie de logements, la construction de grands ensembles HLM s’impose comme une nécessité politique. Édifiées en quelques années, les cités Diaz, Clodion, Roudayre, Vernet-Salanque, ou encore celle des Baléares, dessinent les nouveaux contours du quartier.
Mais ce sont surtout les habitants qui donnent au Vernet sa couleur singulière. Dès les années 60, s’y croisent pieds-noirs rapatriés d’Algérie, familles espagnoles venues d’Andalousie ou de Catalogne, travailleurs immigrés d’Afrique du Nord et communauté gitane déjà implantée dans la région. Chacun apporte ses traditions, sa langue, sa musique, sa manière d’habiter le monde.
Le Vernet devient ainsi une mosaïque vivante, un quartier-monde où les histoires individuelles s’entrelacent. On y entend l’arabe, l’espagnol, le catalan, le romani et le français populaire des cours d’école.
Consciente des enjeux d’une telle mixité, la municipalité d’alors déploie des infrastructures collectives : écoles, crèches, maisons de quartier, stades, bibliothèques. Ces lieux deviennent le cœur battant du Vernet. On y joue, on y apprend, on y débat. On y forge surtout un sentiment d’appartenance, parfois fragile, mais bien réel.
Aujourd’hui, près d’un demi-siècle après ces grandes transformations urbaines, le Vernet poursuit sa mue. Les projets de rénovation tentent de redonner souffle aux bâtis fatigués, de réinventer les espaces publics, de restaurer la dignité d’un quartier trop souvent stigmatisé.
Les récits de ses habitants, leurs souvenirs, leurs luttes et leurs rêves constituent un patrimoine immatériel essentiel. Ils méritent d’être écoutés, recueillis, transmis. Car ce quartier, bien plus qu’un simple territoire administratif, est un refuge de mémoires partagées, un miroir des métamorphoses françaises, et un espace de résilience collective.
Le Vernet n’est pas un passé figé. Il est un présent vibrant et un futur à imaginer ensemble.
Le Vernet demain : entre béton et utopies
Le Vernet change. Lentement, parfois douloureusement, mais résolument. Quartier populaire, longtemps relégué aux marges du récit urbain, il fait aujourd’hui l’objet d’une vraie attention. Projets de rénovation urbaine, démarches participatives, réveil associatif : l’avenir du Vernet se joue maintenant, entre les mains de celles et ceux qui y vivent, y rêvent, y créent.
Ici, pas de gentrification éclair ni de façadisme cosmétique. Le Vernet est un terrain de luttes et de possibles, un lieu où la transition écologique ne peut se penser sans justice sociale, et où l’art, loin d’être un supplément d’âme, devient un levier de transformation.
L’art comme catalyseur de résilience
Depuis plusieurs années, des initiatives locales œuvrent à redonner au quartier son visage pluriel et son souffle collectif. Parmi elles, “Têt en fête” fait figure de symbole : cette fête populaire, installée au bord de la rivière Têt, est bien plus qu’un événement festif. C’est un acte politique joyeux. On danse, on joue, on mange ensemble, des deux rives.
Habiter autrement : écologie populaire et démocratie du quotidien
Mais l’art n’est pas seul. Il accompagne un mouvement plus large, écologique, solidaire, enraciné dans le territoire. Des projets émergent : rénovation énergétique des logements sociaux, création de jardins partagés, aménagement de pistes cyclables reliant le quartier au centre-ville, ateliers de réparation participatifs… Autant de micro-utopies concrètes, portées par une écologie populaire, ancrée dans la réalité de la vie quotidienne.
Les habitants ne veulent plus être seulement “concertés” : ils veulent co-construire. Ils dessinent un quartier plus respirable, moins dépendant de la voiture, plus propice aux rencontres. Ils rêvent d’un Vernet libéré du béton inutile, où les enfants pourraient courir en sécurité, où l’on cultiverait des tomates sur d’anciennes dalles, où des cafés associatifs, des tiers-lieux, des friches artistiques viendraient remplacer les vitrines vides.
Un futur qui conjugue la mémoire et l’audace
La difficulté, c’est que la mémoire du Vernet — celle des pieds-noirs, des ouvriers immigrés, des gitans catalans, des femmes du quartier, des jeunes artistes — n’entre pas dans les tableaux Excel des aménageurs. Or c’est cette mémoire qui tisse l’âme du quartier. La rénovation ne peut être une amnésie programmée. Elle doit être une transmission vivante.
Le Vernet de demain ne se résumera pas à ses mètres carrés rénovés. Il s’écrira dans les voix qu’on aura laissées s’exprimer, dans les œuvres qu’on aura laissées pousser, dans les rêves qu’on aura osé croire contagieux.
Ce quartier n’attend pas qu’on le sauve. Il s’auto-réinvente, chaque jour, dans l’ombre des tours et la lumière d’un graffiti. Le Vernet n’est pas un problème à résoudre. C’est un poème en chantier.
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