Derrière chaque cliché de guerre se cache une histoire que l’on ne voit pas : celle du photographe. Exposé à la violence, aux drames et à la mort, le photojournaliste encaisse des blessures que son appareil ne capture pas. Stress post-traumatique, solitude, culpabilité d’avoir déclenché (ou de ne pas l’avoir fait), difficulté à retrouver une vie normale après le chaos : autant de cicatrices invisibles dont les photoreporters, cette fois, témoignent.
Photographier consiste à graver dans la mémoire collective ce que beaucoup préféreraient oublier ou ne pas voir. Les photojournalistes sont les premiers témoins de l’Histoire en cours d’écriture. Ce rôle, délicat et subtil, les expose à une multitude de blessures invisibles : le doute, la culpabilité, la peur, mais aussi la difficulté à retrouver une vie ordinaire une fois l’appareil rangé.
« Forcément, on se pose la question de l’impact de notre travail, confie Mélissa Cornet, de retour d’Afghanistan où elle a co-réalisé No woman’s land (avec Kiana Hayeri). C’est très bien de faire un projet, mais quelle sera son utilité ? Finalement, on tente de se dire que c’est important pour l’après, qu’on documente l’Histoire ». Cette conviction est une boussole indispensable qui n’efface pas le prix à payer, souvent élevé, pour celles et ceux qui s’exposent en première ligne.

L’exposition à la guerre impose aux photographes de trouver des stratégies de survie psychologique. Carolyn Van Houten, photoreportrice américaine, en a développé plusieurs : « Sur le terrain, je tiens avec beaucoup d’humour ! Quand j’étais en Somalie, au plus près de Daesh, je travaillais avec une collègue qui partageait pas mal d’humour noir, ça nous a aidé à tenir ». L’humour, la respiration, la méditation, l’écriture, et parfois un détour par un pays tiers avant le retour à la maison sont autant de moyens de transition. « Si possible, je prends quelques jours ‘tampon’, comme au Kenya après la Somalie », poursuit Carolyn Van Houten. Mais ce n’est pas toujours possible. La photographe explique ainsi beaucoup travailler sur l’instant présent. « J’essaie surtout d’être mentalement là où je suis, que ce soit en zone de guerre ou à la maison. Ça m’aide à passer d’un monde à l’autre».
La santé mentale, sujet sensible
Carolyn a également recours à un suivi thérapeutique régulier : « J’ai une excellente thérapeute, ancienne journaliste, ce qui aide énormément ». Ce recours à une aide psychologique reste toutefois peu verbalisé. Dans le milieu, la santé mentale demeure une question largement tue, déplore Paloma Laudet, photojournaliste exerçant régulièrement en Afrique : « La santé mentale des journalistes est un énorme tabou. Je pense que ça ne devrait pas. »
La photoreportrice raconte combien, au-delà d’être confronté à la violence en elle-même, il est éprouvant de constater sur le terrain l’accoutumance de la population aux pires atrocités. « Souvent, le plus difficile, c’est de voir à quel point la violence se reproduit depuis des années, et dans une forme d’indifférence ». Pour Paloma, consulter n’est pas une faiblesse mais une nécessité : « Quand je rentre, je vais voir un psy. C’est important de le dire : c’est ce qui nous permet de ne pas avoir de stress post-traumatique. » Ces paroles contrastent avec la culture du silence qui domine encore, où chacun est censé “tenir”, coûte que coûte, sous peine d’être perçu comme fragile.
L’hypervigilance, un état permanent
Au-delà du choc initial, certains développent une vigilance permanente dont il est difficile de se défaire. Installée en Ukraine, la photographe Gaëlle Girbes vit ainsi en état d’alerte continu.
« Ici, un système de messagerie vous prévient quand une attaque massive se prépare. Alors vous préparez votre sac à dos : lampe de poche, bouteille d’eau, de quoi tenir 72 heures. La première fois, c’est terrifiant. Ensuite, vous apprenez à distinguer le sifflement d’un missile Kinjal du bourdonnement d’un drone Shahed… ».
Sur le terrain, même les visions les plus insoutenables, comme les corps mutilés, finissent par s’intégrer dans une normalité déformée : « Honnêtement, on s’habitue. Le premier corps, c’est un choc. Après… ça fait partie du réel. On se dit que c’est un corps dont la chair est partie. Il reste ce que la nature a voulu lui laisser », confie la photographe. Si une forme d’habitude finit par s’installer, Gaëlle Girbes explique néanmoins que son corps et sa tête restent en alerte et qu’il faut beaucoup de temps pour sortir de cette hypervigilance. La tension extrême ne s’éteint pas une fois le front quitté.
Ces blessures invisibles
Derrière l’image spectaculaire qui frappe le public, il y a des cicatrices invisibles : insomnies, cauchemars, angoisses, culpabilité de ne pas avoir déclenché – ou au contraire de l’avoir fait. Des blessures qui ne se voient pas dans les festivals ou les pages des magazines, mais qui pèsent lourdement au moment de revenir à la maison. Le contraste entre l’intensité du terrain et la banalité du quotidien est souvent violent. Et là où la société passe à autre chose, les photographes restent avec leurs souvenirs, leurs doutes, leurs peurs.
« Le plus important, c’est d’avoir un sens clair de sa mission, estime Carolyn Van Houten. Si vous croyez profondément en ce que vous faites, c’est plus facile de gérer le reste ». Et d’atteindre une forme de résilience ?
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