Photographe humaniste, Jean-Louis Courtinat présente à Visa pour l’image « 40 ans de photographie sociale », une exposition qui retrace son travail consacré depuis toujours à celles et ceux que l’on ne voit pas : les démunis, les exclus, les invisibles de notre société. Interview.
Il se présente comme un vieux dinosaure, de ceux qui ont connu une époque qui n’existe plus. Ici, en l’occurrence, celle où les photographes avaient encore le temps de s’immerger dans leurs sujets et de les raconter au long cours. Son œuvre témoigne d’une volonté d’accompagner, d’écouter et de rendre visible. Une photographie sobre, en noir et blanc, au service de l’humain, qui interroge notre rapport aux plus fragiles.
Made in Perpignan (MiP) : D’où vient cette envie de photographier les personnes invisibles ?
Jean-Louis Courtinat (JLC) : Très jeune, j’ai découvert les travaux d’Eugène Smith avec son reportage consacré à Maude Callen, une infirmière américaine qui allait auprès des pauvres pour les soigner. Ce travail m’a mis un coup de poing dans la figure. Je me suis dit que c’était ça que je voulais faire : aller montrer les gens en difficulté pour essayer de faire des expos, des livres et témoigner. C’est de là que date mon désir de faire de la photographie qu’on appelle sociale, dans la mesure où on est près des gens et on vit vraiment avec eux.
MiP : C’est une photographie militante aussi ?
JLC : Oui, tout à fait. J’ai toujours eu besoin d’être près des gens, de les aider… J’aurais très bien pu être assistant social, parce que ce qui m’a toujours guidé, c’est l’humain. Finalement, je suis devenu photographe, mais avec cette même envie de partager, d’accompagner. Et puis j’ai eu la chance d’entrer à l’agence Rapho, où j’ai été l’assistant de Robert Doisneau pendant douze ans. Forcément, ça laisse des traces !
MiP : Lesquelles ?
JLC : Cette manière d’être proche des gens, de les écouter, de les respecter. Robert Doisneau était un formidable photographe, mais c’était aussi un conteur ! C’était quelqu’un qui allait près des gens et qui savait les raconter. C’était aussi un personnage, un peu clown : il allait vers les gens pour les mettre à l’aise. Il jouait un petit peu le dilettante, le benêt, faisait mine de ne pas avoir de pellicule… Et puis d’un seul coup, clac, il prenait LA photo. Ensuite – et c’est quelque chose que j’ai toujours perpétué – il allait redonner les photographies aux gens. C’est important, ce retour du photographe envers son sujet. C’est quelque chose, à mon avis, d’honnête et loyal. La plupart des photographes passent chez les gens et ensuite les personnes ne voient jamais les photos. Doisneau faisait toujours des tirages pour eux. J’ai toujours gardé ça et pour chaque sujet, j’ai amené aux gens des photos d’eux et je suis resté en contact.
MiP : Ce profond respect de vos sujets caractérise tout votre travail. Pour créer ce rapport avec eux, vous prenez un temps conséquent…
JLC : Tous les sujets que j’ai traités ont donné lieu à des livres. Ce sont des travaux de plus de deux ans, toujours très longs, parce qu’il y a au préalable un travail d’immersion. Je commence par me rendre sur place pendant un mois ou deux avec mon appareil autour du cou, mais sans faire la moindre photo. Je vis alors avec les gens, j’essaye de venir tous les jours, uniquement pour me faire reconnaître. Et quand je suis totalement intégré, que les gens ne me voient pratiquement plus, je commence à faire des photographies. Et même à ce moment-là, j’en prends finalement très peu. Parce que je pense que ce n’est pas le photographe qui prend mais le modèle qui donne. Donc pour que les gens s’ouvrent à lui, l’attitude du photographe est essentielle. Et ce n’est pas pareil s’il reste trois jours ou deux ans.
MiP : La grande majorité de vos travaux ont été réalisés en France, pourquoi ?
JLC : J’estime qu’à notre époque, les photographes sociaux devraient travailler beaucoup plus en France parce qu’il y a vraiment matière à cela. La grande exclusion augmente sans arrêt. Le nombre de gens dans la rue a bondi. L’objectif n’est ni d’être voyeur, ni d’enregistrer de la misère. Le but est de faire changer, un peu, les choses. De permettre une prise de conscience et de petites avancées concrètes. Mais aujourd’hui, si on regarde par exemple ici à Visa pour l’image, pratiquement 90% des sujets ont été faits par des photographes partis à 8000 kilomètres de chez eux. C’est très bien. Mais pourquoi ? Il y a vraiment matière à travailler sur des sujets franco-français. Après, j’ai aussi conscience d’être un des derniers dinosaures à pouvoir continuer à travailler comme je le fais. J’ai connu une période où le photographe pouvait travailler dans une agence. Ce n’est presque plus possible maintenant pour un jeune photographe…
MiP : La photographie sociale est-elle sous-cotée ?
JLC : Oui, aujourd’hui c’est difficile. Beaucoup de festivals photo ont fermé, les financements se raréfient, et la photographie sociale n’a plus vraiment sa place. Pourtant, à une époque où la pauvreté augmente énormément, on aurait besoin de témoigner davantage de ce qui se vit dans la rue, dans les hôpitaux, dans les associations. Le problème, c’est que les pouvoirs publics laissent ça aux associations : ils disent « la pauvreté, ce n’est pas nous », « le handicap ce n’est pas nous », et ils délèguent. Mais les associations ne pourront pas porter tout ça éternellement. Il faudrait un vrai plan Marshall. Donc ce que j’essaie de montrer, ce sont les gens qui font quelque chose pour les autres, parce que les vrais héros des temps modernes, ce sont eux : les infirmières, les bénévoles, les petites mains.
MiP : Qu’aimeriez-vous que le public retienne de ces 40 ans de photographie sociale ?
JLC : Je voudrais que le public soit simplement ému par certaines photographies. Parce que c’est l’émotion qui fait bouger. Une image qui reste dans la tête, c’est déjà beaucoup. Je n’attends pas plus : que les gens soient touchés et concernés, qu’ils s’accrochent à une image et qu’ils repartent avec.
Jean-Louis Courtinat, « 40 ans de photographie sociale ». Couvent des Minimes.
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