Article mis à jour le 27 novembre 2025 à 09:38
Le jury du Prix Mare Nostrum révèle aujourd’hui les lauréats de sa cinquième édition, confirmant sa vocation de découvreur de talents, et distingue deux ouvrages qui renouvellent en profondeur le regard porté sur la Méditerranée. L’œuvre d’Alexandre Bertin (Les silences de Pietrasecca) a été saluée par le jury dans la catégorie Roman, et celle de Fabien Levy (Histoire de Gênes) dans la catégorie Essai. La remise des prix aura lieu au Mémorial du camp de Rivesaltes le 22 janvier 2026 à 18 h 30.
La Méditerranée n’est pas une carte postale. C’est une archive à ciel ouvert, un cimetière de navires et de secrets, un creuset où l’or se mêle au sang, où l’histoire majuscule écrase souvent les destins minuscules. En couronnant deux ouvrages aux antipodes formels, mais à la résonance commune, le jury nous force à contempler les deux visages de notre Méditerranée : sa puissance solaire et impitoyable, et ses zones d’ombre les plus intimes.
L’archéologie du silence avec Les silences de Pietrasecca
Avec Alexandre Bertin, la Méditerranée cesse d’être un décor pour redevenir ce qu’elle est : un territoire de chair, de violence et de luttes. L’auteur nous enferme dans la touffeur d’un grenier poussiéreux, là où les familles italiennes cachent ce qu’elles ne veulent pas voir. Les silences de Pietrasecca est un roman qui vous prend à la gorge dès les premières pages.
Nous sommes en 1973, à Padoue. L’Italie est en ébullition, tiraillée entre les luttes féministes pour l’avortement et la violence des Brigades Rouges. Mais pour Lorena Mancini, l’héroïne, la véritable guerre est intérieure. Découvrant son adoption sur le tard, héritière malgré elle d’une bâtisse à Pietrasecca, un village des Monts Euganéens, elle va devoir exhumer la vérité à coups de pioche.
Alexandre Bertin possède un talent rare pour décrire la matérialité des souvenirs. L’odeur de la poussière, la chaleur écrasante de l’été italien, la texture d’un vieil uniforme de Balilla (les jeunesses fascistes) retrouvé au fond d’une malle en osier… Tout est tactile.
L’auteur ne nous raconte pas le fascisme des livres d’histoire ; mais le fascisme domestique, celui qui s’insinue dans les salons bourgeois qui transforme un père médecin respecté, Leo Mancini, en une figure d’autorité terrifiante, et une mère, Suzana, en gardienne impitoyable des apparences. Le roman est une enquête sur l’identité. Qui est cette Ava Magris, mère biologique fantomatique, paysanne dont la trace se perd en 1946 ? Qui est ce Giampaolo Gandolfi ?
À travers des carnets de comptes codés et des photographies jaunies, Lorena remonte le fil d’un drame qui mêle la grande Histoire – l’occupation, la Résistance, les « Marocchinate » (ces violences de guerre méconnues perpétrées lors de la Libération) – à la tragédie intime. Alexandre Bertin écrit magistralement sur la honte (« l’onta »), ce poison qui se transmet de génération en génération plus sûrement que les traits du visage.
Quand Gênes devient le laboratoire de la modernité
Oubliez ce que vous pensiez savoir sur la Renaissance italienne, trop souvent résumée aux fresques florentines et aux dentelles vénitiennes. Dans Histoire de Gênes : Le souffle du capitalisme mondial (XIVe-XVIe siècle), Fabien Levy n’écrit pas une chronique urbaine : il signe un thriller géopolitique et financier d’une actualité brûlante. Il nous révéle que notre modernité économique est née là, dans l’étroitesse des « carrugi » ligures. Fabien Levy démonte la mécanique de « Gênes la Superbe ». Il nous montre une cité paradoxale, un « État faible » peuplé de citoyens surpuissants. C’est fascinant de découvrir comment, étranglée dans son berceau géographique, coincée entre une montagne stérile et une mer infinie, Gênes a transformé son handicap en empire.
L’historien excelle à décrire ce « pivot vers l’ouest ». Alors que l’horizon oriental se ferme avec la chute de Constantinople (1453) et la perte des comptoirs de la Mer Noire, le génie génois ne s’effondre pas : il mute. Fabien Levy nous entraîne dans cette formidable bascule vers l’Espagne et l’Atlantique. On y découvre des marchands devenus banquiers, des hommes de l’ombre qui, plutôt que de chercher la gloire territoriale, ont préféré posséder la dette des rois. La création de la Casa di San Giorgio, véritable État dans l’État, y est décrite comme la matrice des grandes banques centrales et des compagnies des Indes futures. Ce livre n’est pas un essai aride ; c’est le récit d’une obsession : celle de la survie par l’argent et le réseau.
On y croise les Doria et les Spinola, ces grandes familles qui, à force d’individualisme forcené et d’opportunisme, ont fait de leur ville le coffre-fort de l’Empire de Charles Quint. Gênes, sous la plume de Fabien Levy, devient ce qu’elle a toujours été : la République de l’Argent, froide, pragmatique, et absolument fascinante.
Un verdict illustrant la Méditerranée à deux visages
Pourquoi ces deux livres, ensemble ? Pourquoi ce Prix Mare Nostrum est-il toujours si pertinent cette année ? Parce qu’ils dialoguent. Fabien Levy nous montre ce que la Méditerranée a produit de plus brillant. Une intelligence collective, une capacité à connecter les mondes, une résilience économique capable de transformer le poivre et la soie en or et en influence politique. Il nous montre la structure.
Alexandre Bertin, lui, nous montre la fêlure. Il nous rappelle que derrière les grandes façades des familles italiennes, derrière l’honneur et la religion, grouillent des silences dévastateurs. Le romancier explore le coût humain de cette société patriarcale et fermée sur elle-même. En passant de l’un à l’autre, on traverse le miroir. On comprend que Gênes n’a pu être superbe que parce qu’elle a su gérer ses réseaux, tandis que les familles de Pietrasecca se sont effondrées car elles ont verrouillé leurs secrets.
L’un est un livre sur l’ouverture au monde (l’Atlantique), l’autre sur l’enfermement (le village, le secret de famille). Il faut lire l’Histoire de Gênes pour comprendre comment l’Italie a façonné le monde moderne. Il faut lire Les silences de Pietrasecca pour sentir battre le cœur blessé de ceux que l’Histoire a failli broyer. Le Prix Mare Nostrum ne pouvait pas mieux choisir : il nous offre la gloire et la cendre. Deux lectures indispensables et un rendez-vous : la remise des prix aura lieu au Mémorial du camp de Rivesaltes le 22 janvier 2026 à 18 h 30.
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