Aller au contenu

La reco lecture de Mare Nostrum : Avec « Le rocher des proscrits », le romancier Salim Bachi révèle un Hugo augmenté

Les reco lecture de Mare nostrum : Hugo « s’y agrippait comme un naufragé à son radeau » par Salim Bachi

Un rocher solitaire. Un poète au bord d’une mer démontée. Une conscience en exil. Dès les premières lignes du Rocher des Proscrits, Salim Bachi installe son théâtre intérieur : Victor Hugo, face à l’océan, dialogue avec ses fantômes. Le roman saisit au plus près les années hugoliennes à Jersey (1852-1855), période d’une proscription politique qui fut aussi une tempête intime. Le poète, comme dans une fresque aux contours précis et aux nuances mouvantes, apparaît nu, vulnérable et majestueux, hanté par les morts, les regrets et les fidélités impossibles.

Le site d’information Made In Perpignan s’associe à Mare Nostrum, devenu la référence littéraire du bassin méditerranéen. Dans le cadre de ce partenariat prestigieux, Jean-Jacques Bedu, président du Prix littéraire Mare Nostrum, dévoilera ses coups de cœur.

Cette ouverture plante la prose dans un décor d’embruns et de violence marine : Hugo « s’y agrippait comme un naufragé à son radeau ». Jersey devient le laboratoire moral où se réfléchissent l’exil, la justice et la culpabilité. Le rocher fait écho à l’état mental d’un homme pris dans les tumultes de l’Histoire, placé sous la surveillance du régime impérial de Napoléon III, confronté aux trahisons des hommes et aux fidélités des femmes, isolé parmi ses compagnons de lutte.

Car Marine Terrace, la maison où s’abritent Hugo et les siens, devient le lieu d’une polyphonie organisée, où se succèdent voix intimes et figures politiques. Charles, François-Victor, Juliette Drouet, Adèle, mère et fille, mais aussi les spectres convoqués par les séances spirites, Shakespeare, Mahomet, Chénier, Dante, Léopoldine : tous dessinent un réseau de discours et d’objets (tables tournantes, manuscrits, daguerréotypes, lettres, chandelles) qui structure le roman. Cette polyphonie façonne une parole politique et affective, diffractée par l’océan et guidée par l’éthique d’une mémoire toujours recommencée.

Le procès d’Hubert, une justice dans l’œil du cyclone

Dans ce micro-théâtre politique qu’est le procès de Julien-Damascène Hubert, Salim Bachi orchestre magistralement le drame d’une justice mise à l’épreuve. Hubert, traître présumé, devient la cible de toutes les peurs et rancœurs accumulées. Hugo s’oppose au lynchage en brandissant la nécessité de « publier, ne pas tuer. L’honneur de l’homme, et non sa peau ». Cet épisode cristallise une morale fragile face à l’urgence de la vengeance, expose les failles du groupe proscrit, les ambitions divergentes, les réseaux secrets et la surveillance constante du vice-consul impérial Émile Laurent. À travers Hubert, l’auteur interroge les ressorts de la trahison, la mécanique de la rumeur, l’éthique d’une peine équitable.

Mais le récit avance aussi grâce aux voix venues d’outre-tombe : les tables parlantes deviennent moteurs narratifs essentiels, lieux où s’expriment spectres et aphorismes hugoliens. À la question « Que faut-il faire pour aller à toi ? », la voix de la table répond : « Aimer. » Un impératif qui rayonne au cœur de la prose : aimer fonde l’économie intime du roman (dettes, dons, soins), guide les actes et paroles de Juliette, Adèle, Mélanie Simon : figures de femmes tour à tour juges, consolatrices et inspiratrices.

Ainsi s’élabore une éthique de l’hospitalité : Marine Terrace ouvre ses portes les mardis et samedis aux proscrits, organise les solidarités, redistribue les soins et l’argent. L’auteur cartographie minutieusement cette économie affective où l’argent et les dettes modulent constamment le drame intime.

Constellations et spectres : Hugo face au ciel

À ces voix terrestres et surnaturelles s’ajoute une troisième dimension : la cosmologie hugolienne, nourrie d’astronomie, de météorologie, et de réflexions sur la lumière et la matière. Victor Hugo se rappelle que « huit minutes, c’est le temps qu’il lui faut [au soleil] pour parvenir sur la terre ». Le roman conjugue ainsi science et poésie, mesure objective et méditation subjective. Victor Hugo apparaît comme orateur, dessinateur, photographe et romancier en devenir, mobilisant tous les registres possibles (lyrique, politique, méditatif) pour sonder les mystères du cosmos et ceux de sa propre conscience.

Cette constante oscillation entre matière et lumière irrigue les pages : le vent, les vagues, les étoiles, les daguerréotypes se répondent dans une écriture rythmée d’incises, de comparaisons et d’allitérations soigneusement agencées. Ces images récurrentes (rocher, océan, lumière) éclairent les tensions existentielles d’un homme devenu mythique malgré lui.

Mémoire, fiction biographique et responsabilité

La force du Rocher des Proscrits réside aussi dans sa manière de repenser notre rapport à la mémoire et à la figure du père. Hugo, hanté par Léopoldine disparue, répond au deuil en convoquant les morts : le roman se fait alors séance, s’interroge sur les pouvoirs du récit à faire revenir les absents, à rouvrir la parole entre les vivants et les disparus. La spectralité politique de Jersey se reflète dans notre présent, où les nouvelles formes de surveillance (réseaux, archives numériques) réinventent constamment la question de la justice et de la responsabilité.

Car ce roman interroge aussi la légitimité même de la fiction biographique : qui est vraiment cet Hugo que Salim Bachi nous offre ? Une invention, une réinvention ou une vérité plus profonde que toute biographie officielle ? Cette indécision fonde précisément la richesse du texte : elle révèle un Hugo augmenté, élargi par le dialogue entre fiction, documents et intertextualités (Choses vues, Shakespeare, Coran, Chénier).

En choisissant la tribune plutôt que le jardin, en optant pour la publication plutôt que le silence, ce roman explore les possibilités politiques de l’écriture : « Je tiens plus à cette tribune qu’au jardin ! » Il rappelle que l’art et la littérature se forgent d’abord par une éthique de la parole et un engagement constant envers les êtres et les choses.

Le geste de Salim Bachi, loin d’être anodin, résonne dans notre présent : il déploie une réflexion sur l’éthique de la mémoire, sur le pouvoir des récits à conjurer l’oubli et à redonner voix aux disparus. Par ce roman magistral, Victor Hugo revient parmi nous, non pas l’immense personnage que l’on connaît, mais comme conscience vive, comme force de questionnement, comme possibilité toujours ouverte de justice et d’amour. Sur ce rocher solitaire, dans le tumulte des voix, demeure cette phrase inaugurale qui guide l’écriture et le lecteur, comme une boussole obstinée face au chaos : « Je regarderai l’océan. »

Salim Bachi, le Rocher des proscrits, Plon.

Aussi parmi les recommandations de Mare Nostrum :

Made In Perpignan est un média local, sans publicité, appartenant à ses journalistes. Chaque jour, nous enquêtons, vérifions et racontons les réalités sociales, économiques et environnementales des Pyrénées-Orientales.

Cette information locale a un coût. Et pour qu’elle reste accessible à toutes et tous, sans barrière ni influence, nous avons besoin de votre soutien. Faire un don, c’est permettre à une presse libre de continuer à exister, ici, sur notre territoire.

Participez au choix des thèmes sur Made In Perpignan

Envie de lire d'autres articles de ce genre ?

Comme vous avez apprécié cet article ...

Partagez le avec vos connaissances