Photojournaliste française, Mélissa Cornet couvre la guerre en Ukraine. Lors de l’édition 2024 du festival de photojournalisme Visa pour l’image Perpignan, avec Kiana Hayeri, elles ont reçu le prix Carmignac pour leur travail sur les conditions des femmes afghanes sous le régime des talibans.
Ce reportage a été soutenu par l’initiative « Femmes sur le terrain : reportages sur les fronts invisibles de l’Ukraine » de la Fondation Internationale pour les Femmes dans les Médias (IWMF), en partenariat avec la Fondation Howard G. Buffett. Crédit texte et photos, Mélissa Cornet.
Alors que les grandes puissances occidentales discutent d’un cessez-le-feu et des possibilités d’une fin au conflit en Ukraine, les Ukrainiens eux-mêmes se sentent écartés des négociations. À la rencontre de cinq Ukrainiens, civils et militaires, à Kyiv, Lviv et Sloviansk, pour découvrir ce qu’ils en pensent.
Depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, les Ukrainiens voient celui-ci et Poutine négocier directement, dans un contexte de relations tendues avec Zelensky et l’Europe. Les espoirs initiaux placés en Trump, qui avait promis de résoudre le conflit en 24 heures, ont vite été déçus, et les attentes vis-à-vis de l’Europe et du rôle qu’elle pourrait jouer continuent à grandir.
« On négocie au-dessus de nos têtes »
Anton, 41 ans, est un vétéran. Ses deux filles de 8 et 10 ans sont parties à Berlin, en sécurité, tandis que sa femme est rentrée en Ukraine quand il a été grièvement blessé. Amputé d’un bras et de ses deux jambes, il nécessite son aide à temps plein. Tous les jours, il suit les actualités de très près. « On ne comprend pas où mènent ces négociations. Trump a des opinions polarisantes, il dit une chose puis son contraire. Il répète que Zelensky n’a aucune carte en main, mais plus on observe, plus on voit que Trump non plus n’en a pas ».
Gleb, 29 ans, est également soldat et a dû être amputé d’un bras et d’une jambe après avoir été blessé au front. Il vient de la même ville que Zelenskiy, russophone à 90%. « Les Etats-Unis jouent en faveur de la Russie ».
Olha Melnyk, 29 ans, est serveuse à Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine. Si sa ville a été relativement épargnée par les combats, la guerre habite son quotidien, comme celui de tous les Ukrainiens. « Toute négociation impliquant la Russie tend à ignorer la souveraineté de l’Ukraine et sa sécurité à long terme. Je suis fatiguée de voir notre avenir être négocié sans nous. Les voix des Ukrainiens ne sont pas suffisamment entendues dans les discussions sur une fin de la guerre ».
Viktor Kozarev, agriculteur de 59 ans, habite à Sloviansk, dans l’est de l’Ukraine, à quelques kilomètres de la ligne de front. Pour lui, « chaque fois que l’Occident et la Russie se rencontrent sans nous, j’ai l’impression qu’on nous utilise comme monnaie d’échange ».
Paix juste versus compromis
Les conditions posées par la Russie sont une autre source de frustration pour les Ukrainiens, qui les jugent déraisonnables : démilitarisation, reconnaissance des territoires occupés comme faisant partie de la Russie, interdiction pour l’Ukraine de rejoindre l’UE ou l’OTAN, entre autres.
« Aucun compromis n’est possible : ce serait ouvrir la boîte de Pandore à de nouvelles attaques dans le futur » explique Anton, le vétéran. Olha ajoute : « Le compromis paraît bien quand on n’est pas sous les bombes. Mais si cela veut dire abandonner une partie de notre pays ou accepter l’influence russe, alors ce n’est pas la paix — c’est une reddition au ralenti ».
« Cela ressemble à une trahison », conclut Viktor, depuis Sloviansk, également pragmatique quant au futur : « Si on pousse l’Ukraine à céder des territoires pour qu’un accord fonctionne, on sème les graines de la prochaine guerre. La Russie ne s’arrête pas — on le sait mieux que personne ici ».
Difficile néanmoins de garder espoir pour une paix juste, quand Trump se lasse des négociations, que les Européens peinent toujours à être unis dans leur soutien à l’Ukraine et leurs sanctions contre la Russie, et que la Russie vient de lancer son offensive de printemps. Certains reconnaissent timidement que certaines concessions sont peut-être nécessaires : « laisser 10 % des territoires occupés aux séparatistes » propose Mykola ; « on ne récupérera pas la Crimée, il faut l’accepter », admet Gleb.
Face à l’Amérique de Trump, l’Europe divisée mais nécessaire
Dans ce contexte, l’Europe se bat pour avoir une place à la table des négociations, et pour s’assurer que l’Ukraine y est aussi. Les Ukrainiens rêvent d’une Europe unie, forte, et à même de faire pression sur la Russie.
Olha, la serveuse de Lviv, explique : « Certains pays européens ont été incroyablement solidaires – politiquement, économiquement, et même émotionnellement. Mais j’ai l’impression que l’Europe est déchirée entre la solidarité et ses intérêts personnels. » Elle ajoute : « L’UE semble marcher sur un fil, tentant de concilier ses valeurs avec le pragmatisme. Mais ce n’est pas un conflit où la neutralité est utile. »
Dans ce paysage politique, la France ressort comme un soutien solide à l’Ukraine. Anton, le vétéran qui élève désormais ses filles à distance, indique : « Tout ce que Macron a fait jusqu’à présent a été très utile et il a tenu ses promesses ». Zelensky et Macron sont connus pour entretenir une relation personnelle proche, s’appelant sur leurs téléphones personnels.
Pour tous les Ukrainiens interrogés, la guerre est véritablement une guerre européenne : « Si l’Ukraine est vaincue, ce n’est qu’une question de temps avant que la Russie n’envahisse l’Europe : les pays baltes, la Pologne… » explique Gleb.
Et après ?
Même si la guerre cessait demain, les Ukrainiens savent que tout resterait à faire. « Il faudra gérer les traumatismes, le stress post-traumatique, les armes qui ont été distribuées au début du conflit, le vide laissé par les morts », dit Gleb. Olha ajoute : « Il faudra tout reconstruire. Pas seulement les maisons, mais aussi la confiance, l’avenir. »
Elle pense néanmoins à un futur sans guerre : « Si c’est une vraie paix, peut-être que je pourrai dormir sans être réveillée par les alertes d’attaques aériennes à 3h du matin ». Pour Viktor, à Sloviansk, ce serait simplement « cultiver sans craindre les drones, ne plus vivre sous la menace des roquettes. Cela signifie que mon fils pourrait rentrer, et que ma petite-fille pourrait aller à l’école en sécurité ».
Mais tous les Ukrainiens ne parviennent pas à s’imaginer un futur sans guerre. Mykola Mykolaienko, agriculteur de 38 ans près de Kyiv, résume son rapport aux négociations actuelles : « Pour l’instant, je ne vis que dans le présent, j’ai abandonné l’idée d’un futur. Je n’y pense même plus. C’est tout ». Il conclut : « J’espère sans espoir ».
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