Article mis à jour le 25 juillet 2024 à 11:12
Depuis le 13 mai 2024, la Nouvelle-Calédonie est en feu. La division est plus que prononcée entre les partisans de l’indépendance et ceux qui souhaitent rester territoire français. Mercredi 10 juillet, un jeune homme a rejoint la liste des tués lors des affrontements. Deux Catalans racontent ce qu’ils ont vécu sur l’archipel. Crédit photos Théo Rouby / Hans Lucas. Article rédigé par Célia Lespinasse et Juliette Verlin.
Le calme avant la tempête
Au milieu de la nuit et de l’hiver, Marion* atterrit à Nouméa, capitale de la Nouvelle-Calédonie. À 17 000 kilomètres de Paris, la jeune femme débute une mission au sein de l’armée, en tant que soutien administratif. Au début de son séjour, Marion parcourt le nord de l’île et visite les îles Loyauté aux paysages de cartes postales.
Mais Marion découvre aussi une société tourmentée. Elle est frappée par cette scission, avec d’un côté, les Calédoniens aux revenus confortables et établis en ville. De l’autre, les Kanaks, peuple indigène regroupé dans les quartiers plus sensibles et ayant un accès aux soins limité. « Nouméa est une ville vivante, moderne et assez riche, avec des bars dansants et des restaurants tenus par les métropolitains. Ailleurs, ce sont plutôt les Kanaks qui gèrent les activités touristiques ».
La jeune employée est arrivée sur le territoire à un moment-clé de son histoire. Des manifestations secouent la société, contre un projet de réforme constitutionnelle. Le mois précédent son arrivée sur l’île, Emmanuel Macron propose d’élargir le corps électoral calédonien pour les élections provinciales. En effet, depuis 1998, le corps électoral est gelé, ce qui prive de droit de vote un électeur sur cinq de Nouvelle-Calédonie. Cette modification permettrait aux Français arrivés après cette date, et vivant depuis 10 ans sur l’île, de voter aux élections de l’une des trois provinces du territoire, et non plus seulement aux élections nationales.
Aux yeux des Kanaks, ce changement réduirait, de facto, la proportion du vote des indigènes face à celle des «nouveaux arrivants». Le gouvernement calédonien, présidé depuis 2021 par les indépendantistes, pourrait voir son électorat réduit. Parmi la population, les raisins de la colère continuent de grossir sur fond d’inégalités sociales qui se creusent. Les Kanaks se sentent spoliés. Le mécontentement se cristallise en combat identitaire : à défaut d’une autonomie totale, les Kanaks veulent rappeler qu’ils sont le peuple originel de Nouvelle-Calédonie.
L’insurrection éclate en Nouvelle-Calédonie
« Au départ, la situation restait sous contrôle à Nouméa », explique Marion. « Il y avait des débordements, des caillassages de véhicules avec parfois des blessés dans les communes voisines, notamment Saint-Louis », poursuit la jeune femme, qui résidait dans la capitale. « Pendant les manifestations, nous n’avions pas le droit de circuler dans certains quartiers ».
Et puis, le 13 mai, le couperet tombe : la réforme constitutionnelle est approuvée. L’insurrection éclate. Maisons brûlées, magasins pillés, affrontements… les violences secouent la nuit. Au centre médical, les blessés affluent, Marion y est envoyée pour prêter main forte. « Nous aidions aussi bien les fauteurs de troubles que les gendarmes, il n’y avait pas de distinguo », affirme-t-elle. Plusieurs victimes souffrent de brûlures liées au gaz lacrymogène, d’autres ont un plâtre au bras ou sont couverts de pansements au visage.
Selon la jeune femme, la lassitude se lit sur le visage de certains membres des forces de l’ordre, parfois présents sur l’île depuis des semaines. Souvent jeunes, ces gendarmes assurent leur première mission. Face à eux, des indépendantistes que Marion décrit comme « déterminés » et « puissants ». Mais elle y voit aussi des adolescents âgés de 13 à 14 ans, parfois drogués et alcoolisés, montés sur des pick-up, drapeau kanak au poing.
La nuit est longue. Marion croise le chemin d’une mère de famille qui revient de l’hôpital avec son fils de 10 ans. « Ils se sont retrouvés bloqués dans Nouméa. Je me souviens à quel point elle était fatiguée et choquée. Beaucoup de personnes n’ont pas pu rejoindre leur domicile tant la crise a été soudaine et brutale ».
La panique s’installe sur l’archipel
Le lendemain, la capitale calédonienne se réveille avec la gueule de bois. « Il y a eu beaucoup de dégâts. Je me rappelle de cette fumée noire pendant les jours qui ont suivis. Les émeutiers avaient incendié de gros centres commerciaux, des concessions automobiles, des stations-service, des écoles… C’était assez choquant de voir ça », confie Marion, qui avait aperçu un groupe de Kanaks catastrophés de voir leur île réduite en cendres.
Après trois jours de violence qui ont causé cinq morts, dont deux gendarmes, et des centaines de blessés, les autorités instaurent l’état d’urgence. Le couvre-feu est décrété de 18h à 6h. Les rues sont peu à peu désertées et une lente panique s’installe sur l’archipel. Sur les ronds-points, des barricades de fortune – caddies, carcasses de voiture, débris – s’érigent. « C’était difficile de se déplacer sur l’île, il y avait des barrages des forces de l’ordre mais aussi des blocages de militants parfois armés », se rappelle Marion.
Devant les supermarchés, les gendarmes filtrent l’entrée des clients. « Les rayons se vident, le peu de nourriture qui arrivait par bateau est bloquée par les indépendantistes, au port de Nouméa. Il y avait aussi des rationnements de médicaments. Malheureusement, certaines personnes n’ont pas pu recevoir leur traitement à temps », se désole-t-elle.
Dans les communautés, on dresse aussi des barricades – pour se protéger. « La rumeur dit qu’il y avait des intrusions dans les logements. Les habitants se sont retrouvés à monter la garde devant chez eux, ils désignaient des chefs et restaient en contact téléphonique toute la nuit. Certains étaient même armés ».
« On est un peu en deuil. Il y a quelque chose qui est mort »
Un nouveau quotidien sous tension émaillé de violences s’installe pendant les semaines qui suivent. Et puis, début juin, à la surprise générale, Emmanuel Macron dissout l’Assemblée nationale. La réforme sur le dégel des votes est suspendue. Sautant sur l’occasion, la Nouvelle-Calédonie élit pour la première fois depuis 1986 un député indépendantiste, Emmanuel Tjibaou, aux élections législatives.
Mais les vannes de la révolte sont ouvertes, l’escalade semble irrépressible. En deux mois, le territoire français s’est enfoncé dans la crise : dix morts, 400 commerces dégradés, 5 000 emplois perdus, plus de 2 500 membres des forces de l’ordre déployés. Et une société plus fracturée que jamais.
« On est un peu en deuil. Il y a quelque chose qui est mort », commence Marc*. Photographe d’origine catalane, il est installé à Nouméa depuis 1996. Pour lui, « la Nouvelle-Calédonie est ruinée. Les dégâts, économiques et sociaux, sont considérables. Avant de retrouver le territoire comme il était avant le 13 mai, il va falloir beaucoup de temps ». Puisque « c’est compliqué d’avoir l’indépendance quand la moitié de la population n’en veut pas, et c’est compliqué de rester dans le giron français quand l’autre moitié veut en sortir ».
« Il y a des moments où l’espoir revient »
Si Marion finit par retourner en France à la fin de sa mission, Marc, lui, choisit de rester. Par attachement au territoire, mais aussi par nécessité : impossible de vendre sa maison dans la situation actuelle. Auto-entrepreneur dans la photographie et la communication d’entreprise, il vient tout juste de rouvrir son studio après deux mois sans activité – et sans revenus. L’État a mis en place des aides pour soutenir les entreprises pendant la crise.
Marc a donc déposé une demande qui pourrait atteindre 1 500€ par mois. Il attend toujours une réponse. Ses clients, majoritairement dans le secteur du tourisme ou de l’industrie minière, ont ralenti ou stoppé leurs activités. Même si les commandes reprennent doucement, le photographe ne pense pas toucher plus de 20% du chiffre d’affaires pré-crise, et ce, pendant encore de longs mois.
Dans les rues, certains bars et restaurants ont rouvert. Si l’essence et le gaz sont plus faciles à trouver, « dans les magasins [qui n’ont pas brûlé], c’est toujours limité à deux baguettes et une boîte d’œufs par personne… ». La plupart des barrages sur les grandes avenues sont levés, mais persistent dans les petites rues. Plusieurs amis de Marc ont déjà quitté le territoire, abandonnant derrière eux parfois des années de vie.
Des véhicules blindés de police sont stationnés à la sortie d’une école, Nouméa, Nouvelle-Calédonie, jeudi 20 juin 2024.
Le photographe de 53 ans reste persuadé que malgré les divisions, « si la sécurité revient, le vivre-ensemble qui existait avant va se retisser ». « Il y a des moments où l’espoir revient », continue le Catalan. « Il y a ces promesses d’aides [financières]. Certaines écoles et l’université ont repris. Beaucoup de leaders de communautés reprennent la main, pour ramener la population au calme.
Des entrepreneurs disent qu’ils vont réinvestir. Il y a des éléments factuels qui sont plutôt favorables à la reconstruction, au retour au vivre-ensemble. Et puis, il suffit qu’on entende parler d’une exaction pour qu’on commence de nouveau à désespérer ». « Pour une fois », conclut-il, « les politiques de tous bords sont d’accord, sur le fait que l’État ne joue pas suffisamment son rôle pour venir en aide à notre collectivité ».
La venue d’Emmanuel Macron, le 23 mai, sera suivie de celle de la Ministre démissionnaire des Outre-mer, Marie Guévenoux, du 31 juillet au 2 août. La visite annonce devoir « répondre à la crise que connaît l’archipel depuis plusieurs semaines ». Sauf que, d’après le photographe catalan, « la paix ne reviendra pas d’un coup de baguette magique. Il faut un travail de fond important, avec des intermédiaires neutres, pour accompagner le processus et trouver une issue à la crise. Ça veut dire faire le bilan de ce qui ne va pas. Comprendre pourquoi on en est arrivés là, écouter la population et ses doléances. Et essayer de trouver les points d’accord ». Emmanuel Macron se dit ouvert au dialogue. Reste à voir si la population de l’archipel se sent écoutée.
La Nouvelle-Calédonie : Un territoire au statut controversé
Territoire français depuis 1853, la Nouvelle-Calédonie n’est pas un département français. Les accords politiques se succèdent pour continuer à définir son statut, des accords de Matignon en 1988 à ceux de Nouméa en 1998, chacun octroyant plus d’autonomie à l’archipel. Mais les signatures de traités ne parviennent pas à apaiser les tensions identitaires sous-jacentes. Les Kanaks, peuple indigène, se sentent remplacés. En 2019, ils ne représentent plus que 41% des quelque 270 000 habitants du territoire, alors que l’île accueille de plus en plus de Français de la métropole.
Depuis des années, les réclamations identitaires prennent de plus en plus de place dans les médias et sur la scène politique locale. Trois référendums pour l’indépendance sont organisés, en 2018, 2020 et 2021. Si le « non » l’emporte de justesse aux deux premiers, le troisième est un raz-de-marée contre l’indépendance, à plus de 96%. Seul hic : le vote a été massivement boycotté par les Kanaks. Ils avaient demandé un report du vote, pansant encore les plaies du Covid-19. Seule 43.87% de la population s’est déplacée aux urnes. Qu’importe, le président Emmanuel Macron choisit de valider ce dernier référendum et clôt le sujet.
Le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), coalition de partis indépendantistes, porte le flambeau des revendications indépendantistes. En 2023, alors que le spectre de la réforme du dégel électoral rôde, la Cellule de Coordination des Actions de Terrain (CCAT), proche du FLNKS, est créée pour coordonner la mobilisation à venir. Qualifiée de « bras armé du FLNKS » par le ministre de l’intérieur, neuf de ses dirigeants sont arrêtés le 19 juin.
« Quand il y a des problèmes économiques, on cherche un bouc émissaire », analyse Marc. « Ça se passe en métropole aussi. En général, les solutions les plus simples, malheureusement, sont celles qu’on écoute. Sauf qu’ici, c’est tout sauf simple ».
*prénom d’emprunt
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