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Visa pour l’image : « Cette photo que je n’ai pas prise », les choix impossibles des photoreporters

Visa pour l'image : “Cette photo que je n’ai pas prise", les choix impossibles des photoreporters

Article mis à jour le 10 septembre 2025 à 09:51

Derrière l’objectif, les photojournalistes font face à des dilemmes intimes, aussi profonds que personnels. Tous ont connu un moment de doute et, parfois, trop intense pour appuyer sur le déclencheur. Récits croisés. 

L’appareil photo crée parfois une distance salutaire entre le réel et l’humain qui le manipule. Il arrive ainsi que certains photographes assument de « se cacher derrière l’objectif », comme pour s’abriter derrière un voile protecteur qui maintiendrait les éléments à distance. Ce voile peut néanmoins se déchirer. Derrière les haillons, le photoreporter est alors violemment confronté aux éléments qui se déroulent devant lui. Témoin d’une histoire – parfois abjecte – en train de s’écrire, il est censé documenter tous les événements, sur tous les terrains. La réalité est éminemment plus complexe, lorsque ces événements viennent percuter les limites de chacun. 

Pour Gaëlle Girbes, qui suit depuis plusieurs années le conflit ukrainien et qui expose à Visa pour l’image en 2025, les émotions extrêmes sont parfois trop dures à immortaliser. « Ça m’est arrivé de voir des gens hurler de douleur face à la perte d’un proche. Que ce soient des soldats, que ce soit une mère… il y a des moments où d’un coup, on se dit : ‘non, là, non' ». Pour la photographe, baisser son appareil est alors une injonction morale. « Dans ce type de situation, je m’efface. Je laisse à la personne son intimité. C’est le dernier moment, je ne veux pas le lui prendre ». 

Dilemmes moraux, dilemmes éthiques

Ce respect pour ceux qui restent, Josh Edelson l’exprime aussi. Le photographe spécialisé sur la couverture des méga-feux explique avoir entrepris de photographier le corps calciné d’une vieille dame avant de se rétracter. « Je me suis mis à la place des proches et je me suis dit qu’il serait probablement douloureux pour la famille de tomber sur la photo. Je ne sais pas si j’ai eu raison, c’était un dilemme moral ». 

La notion de dilemme moral revient aussi lorsque Mélissa Cornet parle de son travail. Celle qui a réalisé « No woman’s land » (avec Kiana Hayeri), sur la vie en Afghanistan sous le règne des Talibans, explique qu’elle a parfois été confrontée à des personnes tout à fait partantes pour se laisser photographier, sans forcément mesurer les conséquences d’un tel choix. « Certaines femmes qui ont accepté de nous parler étaient illettrées, n’avaient pas internet, pas de smartphones, donc elles ignoraient totalement les répercussions qu’internet peut avoir. On n’avait pas envie que leur image leur échappe. Si la personne vous dit oui mais qu’elle ne connaît pas les conséquences potentielles pour elle, que faire ? C’est un dilemme éthique ». Ainsi chaque cliché naît d’un accord tacite, presque d’une poignée de main silencieuse, avec la personne photographiée et avec la propre conscience du reporter. 

Mélissa Cornet raconte les dilemmes inhérents aux terrains difficiles.

Le photographe social, Jean-Louis Courtinat, capte depuis ses débuts l’image de celles et ceux que l’on ne voit pas : les démunis, les exclus, les invisibles de notre société. Pour lui, l’essence même du travail de photographe n’est pas dans le cliché mais dans la relation qui se noue entre le professionnel et son sujet. Le respect, chez lui, se lit dans l’absence : ce qu’il choisit de ne pas montrer en dit autant que ses images. « Cela m’arrive constamment de ne pas prendre une photo. Lors de mon travail dans les hôtels sociaux, par exemple, il m’est souvent arrivé de privilégier la discussion à la photographie. Sur le moment, je regrette parfois de ne pas avoir déclenché, mais je me réjouis de la qualité de la relation nouée ». Jean-Louis Courtinat considère ainsi que « tout ne se photographie pas ». « Parfois, il faut savoir poser son appareil photo », affirme-t-il. 

Quand vient l’horreur

Mais que faire lorsque le photographe est confronté à l’horreur absolue ? Notamment cette horreur de la guerre, multiforme, et dont les contours sont sans cesse repoussés. Face à l’innommable, chacun des photoreporters que nous avons sollicité confie avoir été durablement percuté. Certains font néanmoins le choix de prendre l’image et de s’interroger après sur son devenir. « Sur l’instant, je prends la photo et je verrai après ce que j’en fais », témoigne Paloma Laudet. En République Démocratique du Congo où elle documente la vie dans les territoires aux mains du mouvement rebelle M23, l’ignominie la plus totale jaillit sans prévenir au coin de la rue. Comme cette fois, à Goma, où des hommes se voient condamnés à mort avant d’être brûlés. « Malgré le choc, je me suis dit que je devais faire cette photo. Parce qu’autour des corps en flammes, beaucoup de gens regardaient. Et parmi eux, il y avait de nombreux enfants… En voyant ces enfants-là qui regardaient cette scène, je me suis demandé quel était leur avenir dans ce quotidien-là ». 

Carolyn Van Houten, photoreportrice, témoigne de la difficulté de montrer la mort.

Comment photographier la mort avec cette volonté de transmettre des questionnements plus profonds, au-delà de la réalité brute ? « C’est une des choses auxquelles je dois beaucoup réfléchir dans mon travail, explique Carolyn Van Houten, photographe pour le Washington Post, qui présente à Visa son reportage en Somalie, au plus près de la guerre menée dans le pays par l’Etat Islamique. Comment photographier de façon éthique le bilan humain, la mort ? s’interroge-t-elle. Il y a une frontière subtile entre une image graphique qui capte l’attention et une image graphique pour le simple fait d’être graphique. Si une image est trop crue, les gens ne vont pas la regarder, ou même abandonner complètement l’article qui accompagne la photo. Et dans ce cas, le but des images et du reportage est perdu ».

Une analyse partagée dans la profession. « Certains faits sont photographiables mais ne sont pas publiables, abonde Gaëlle Girbes. Les gens n’ont pas besoin, ni envie de voir ça. Et ça n’apporte rien ». La philosophie partagée ici est donc claire : montrer ce qui permet de comprendre et de ressentir un conflit, mais sans tomber dans le voyeurisme ni dans le choc visuel gratuit.

Photographier ou aider ? 

Vient enfin un dernier dilemme : le photographe doit-il prendre la photo ou aider les personnes dans le besoin face à lui ? Pour Juan Carlos, reporter américano-salvadorien, « c’est un débat intérieur et je ne pense pas qu’il y ait de réponse ferme et définitive ». Selon lui, chaque situation est différente et la décision se prend sur le moment. « J’ai tendance à penser que je dois toujours prendre la photo, parce qu’alors il y a une preuve que cela s’est réellement produit. Je pense qu’il faut d’abord prendre la photo, et ensuite faire ce qu’il y a à faire. Parce qu’au final, si la photo n’existe pas, certains peuvent toujours dire que ce dont on témoigne n’est pas arrivé. Donc il faut toujours créer cette preuve. Et aujourd’hui plus que jamais, nous devons documenter de manière authentique ». 

Gaëlle Girbes refuse de montrer les émotions extrêmes lorsque frappe l’horreur.

Derrière chaque image qui parvient jusqu’à nous, il y a donc autant de silences que de déclenchements. Si une photo peut changer la perception d’un événement, l’absence volontaire d’image contient également quelque chose d’essentiel : la part d’humanité que le photographe a décidé de préserver.

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Sébastien Leurquin