Dans la cité blanche de Michelet, suspendue entre les neiges du Djurdjura et les brûlures de l’histoire algérienne, l’absence du père ne crée pas un vide, mais une saturation. Kaïssa, de Nadira Nait Ouyahia, évite l’écueil de la plainte nostalgique pour disséquer une névrose collective. Si la figure du « Prodigue », ce père évaporé dont on ignore s’il est héros, traître ou victime, lance le récit, c’est la résistance des femmes et la rumeur politique du pays qui en constituent la matière. Ce roman ancre l’intime dans le fracas discret d’une société en mutation, où l’écriture devient le seul territoire habitable quand la filiation se dérobe. « Kaïssa – À la recherche du père perdu » de Nadira Nait Ouyahia est publié chez Orients Éditions.
Le site d’information Made In Perpignan s’associe à Mare Nostrum, devenu la référence littéraire du bassin méditerranéen. Dans le cadre de ce partenariat prestigieux, Jean-Jacques Bedu, président du Prix littéraire Mare Nostrum, dévoile ses coups de cœur.
Le vide paternel comme miroir de l’Algérie post-indépendance
L’incipit du roman pose la disparition non comme un événement, mais comme une donnée physique : Kaïssa se réveille chaque matin avec « la douloureuse impression qu’un énorme point d’interrogation lui tombait sur la tête ». Ce père, surnommé le « Prodigue » par dérision et désespoir, a été absorbé par une opacité propre à l’Algérie post-indépendance. Est-il mort, déserteur, ou captif de ces « Services » dont le cousin Ali murmure qu’ils « te trouveraient même si tu te cachais dans le ventre de ta mère » ?
Nadira Nait Ouyahia analyse froidement la condition sociale de Louiza, l’épouse. Juridiquement, son existence est suspendue : ni veuve ni divorcée, elle reste piégée dans l’ambre d’une attente sans fin, faute de cadavre ou de jugement. L’absence paternelle devient le prisme par lequel se lit l’histoire violente du pays, des maquis de la guerre de libération aux silences des années 1990. Le père n’est pas seulement un homme qui manque à l’appel ; il est le symptôme d’une génération consumée par l’exil ou la politique, laissant derrière elle des foyers tenus à bout de bras par les femmes.
Les femmes comme véritable ossature de la société kabyle
Si le père est le centre absent, les femmes occupent tout le terrain. Le métier à tisser de Louiza n’est pas un accessoire folklorique, mais une machine de survie qui a « remplacé le père, si bien qu’il était devenu irremplaçable ». L’autrice montre le tissage comme une écriture technique et codée. Les motifs, telle cette « bande blanche » complexe que les apprenties doivent maîtriser à l’ouvroir, fonctionnent comme des messages cryptés, permettant de dire la stérilité, la violence ou l’abandon sans prononcer un mot.
Autour de Louiza, le clan s’organise pour combler la brèche. Setti, la grand-mère, négocie avec les saints patrons ; Nna Djouza convoque les tiwkilin (génies invisibles) pour expliquer l’inexplicable ; Nna Nora dirige l’ouvroir avec une rigueur militaire. Ce groupe ne se lamente pas : il agit. Il transforme la laine brute en tapis et la dette en survie. Le roman bascule alors de l’enquête sur le père vers la chronique de ces vies laborieuses, suggérant que l’ossature de la société kabyle ne repose pas sur les hommes partis, mais sur celles qui restent.
La mémoire de la violence et de la torture dans la montagne
Le village de Michelet (Michli) n’est pas un décor, mais un acteur politique. Scindé entre la cité coloniale et le vieux village, il matérialise les tensions d’une identité fracturée. Kaïssa se trouve dans un espace où la petite histoire percute la grande : le retour triomphal de Ssi L’Houcine (Hocine Aït Ahmed) en 1989 sert de contrepoint cruel à l’ombre persistante du père. Tandis que le leader politique est accueilli par la liesse, le Prodigue reste une ombre, soulignant l’écart entre le mythe national et la tragédie domestique.
Cette topographie conserve la mémoire de la violence. Salem, l’ancien soldat devenu fou, hanté par les geôles et les tortures, rappelle que la montagne n’oublie pas les traumatismes. L’attente des femmes, qui montent prier au sommet d’Azru n Thur, s’inscrit dans une continuité historique douloureuse. Le village est un huis clos où l’on surveille autant qu’on protège, où l’exil vers la France est perçu comme une mort programmée, et où ceux qui reviennent, comme Kader, ne rapportent souvent que l’arrogance de leur réussite matérielle, soulignant par contraste le dénuement de ceux qui attendent une lettre.
Le passage de l’oralité vers l’écriture émancipatrice
Pour échapper à la pitié sociale et à la stigmatisation de la « fille du prodigue », Kaïssa refuse de subir. Elle systématise le mensonge. Elle se construit un père de fiction, emprunté à ses lectures, pour échapper à la pitié : l’invention de Gerald O’Hara, figure paternelle riche et américaine inspirée d’Autant en emporte le vent, lui permet de combler un vide local insupportable par un mythe intouchable. Mais l’auteure montre le coût de ce refuge : la fiction protège, mais elle isole et enferme Kaïssa dans une construction mentale épuisante.
C’est là que se joue le passage décisif de l’oralité vers l’écriture. Si les contes de Nna Djouza nourrissent son imaginaire, c’est la maîtrise de l’écrit, encouragée par Madame Corinne, qui offre une issue. « J’écris donc j’existe » devient la devise d’une génération qui cherche à s’extraire du fatalisme du « C’est écrit ». L’écriture n’est plus une fuite dans le fantasme, mais une prise de possession du réel, une manière de fixer sa propre version de l’histoire face aux rumeurs du village.
Le basculement de Kaïssa face à la réalité de l’absence
Le roman conduit Kaïssa à un point de rupture où l’attente devient intenable et doit être tranchée. Une scène de fête provoque chez la protagoniste un basculement : elle comprend qu’elle doit cesser de vivre dans la projection pour affronter la réalité de cette absence. Nadira Nait Ouyahia opère alors un déplacement fondamental. La résolution ne se trouve pas dans le retour ou non de l’homme, mais dans le regard porté sur celles qui sont là. La fin du roman recentre le propos sur la mère, véritable pilier de l’édifice.
En refermant le livre, Kaïssa accomplit un geste performatif. L’écriture ne sert pas à ressusciter le passé, mais à l’ensevelir pour s’en libérer. En reconnaissant la valeur des motifs tissés par sa mère, en acceptant que son héritage se trouve dans ce « mur de laine » et non dans l’attente d’un fantôme, la narratrice affirme sa propre voix. Le roman s’achève non sur une restitution, mais sur une fondation : celle d’une identité autonome, née de l’encre et de la lucidité.
- La chronique littéraire de Mare Nostrum : Dans « Kaïssa », l’histoire algérienne se lit à travers un père volatilisé - 8 décembre 2025
- Revue de presse du 7 décembre : Ils ont parlé de Perpignan et des Pyrénées-Orientales - 7 décembre 2025
- Innovation en Pays catalan : Qui sont les lauréats du Prix Sauvy 2025 ? - 5 décembre 2025
