Deux vies. Une seule conscience, et la honte qui suinte entre les pages. Avec Calife-Cigogne, Mihály Babits fait du rêve un piège où l’on se réveille coupable. Un roman hypnotique et cruel qui vous murmure : et si l’Autre, c’était vous ? Mihály Babits, Calife-Cigogne aux éditions des Syrtes.
Le site d’information Made In Perpignan s’associe à Mare Nostrum, devenu la référence littéraire du bassin méditerranéen. Dans le cadre de ce partenariat prestigieux, Jean-Jacques Bedu, président du Prix littéraire Mare Nostrum, dévoile ses coups de cœur.
« Calife-Cigogne », un roman fantastique qui dissout la frontière du réel
Publié en 1916, Calife-Cigogne met en scène une expérience littéraire bien au-delà du conte “fantastique” : le réel y devient poreux, et l’identité, une matière instable. Mihály Babits choisit un dispositif frontal – l’écriture à la première personne – pour installer d’emblée l’urgence d’un esprit qui se sait menacé : Elemer Tabory rassemble ses notes “avant de s’endormir une fois encore”, de peur que le “Rêve noir” ne le dépossède de lui-même.
Cette ouverture n’est pas un effet de décor : elle annonce le cœur du livre. Le roman n’oppose pas tranquillement la veille au songe ; il les fait se contaminer. La vie d’Elemer peut “se dérouler comme un rêve”, tandis que ses rêves “ressemblent à la vie” : ce renversement, posé très tôt, interdit toute lecture confortable.
Une mécanique du récit entre dédoublement, classes sociales et angoisse
Elemer Tabory est un jeune homme choyé, brillant, promis à une trajectoire d’exception, et pourtant, la nuit, il s’éveille ailleurs : dans le corps humilié d’un apprenti ébéniste, puis dans celui d’un commis de bureau aigri. Ce n’est pas un “double” à la Stevenson, bien rangé (bien/mal) : Mihály Babits fait plutôt se superposer deux existences, jusqu’à rendre chaque détail suspect (fatigue, désirs, dégoûts, gestes, horaires).
La force du roman tient à son réalisme matériel. L’atelier, la colle, la poussière, les gifles et les corvées ne sont pas des symboles décoratifs : ce sont des preuves. À l’inverse, la bourgeoisie d’Elemer (sport, musique, voyages, Venise) n’est pas un paradis : elle devient une lumière qui rend la misère encore plus insupportable lorsqu’elle réapparaît au réveil. Le livre décrit ainsi une descente sociale en même temps qu’une montée de l’angoisse.
Un autre fil narratif, plus “administratif” et moins souvent commenté, serre le nœud : l’univers du bureau, de la paperasse, des timbres fiscaux, et la dépendance à l’“homme bleu” (huissier présidentiel), figure à la fois protectrice et prédatrice. Mihály Babits fait de la bureaucratie un piège aussi efficace que le cauchemar : on n’y est pas seulement pauvre, on y est pris.
Le « Calife-Cigogne » ou la métaphore du langage perdu
Le titre, emprunté à Hauff, n’est pas un clin d’œil gratuit : il nomme la torture centrale du roman. Comme le calife devenu cigogne qui oublie la formule pour redevenir homme (dans le conte, le mot est “Mutabor”), Elemer et son autre lui-même vivent des “instants du Calife-Cigogne” : la sensation d’avoir quelque chose “sur le bout de la langue”, de pressentir un monde, des mots, des noms — sans pouvoir les retrouver.
Mihály Babits relie cette panne à une honte sociale et à une mécanique de domination : l’enfant qui ne sait pas, l’employé qui bégaie, le voleur de “certificat de scolarité”, l’homme qui signe d’un nom qui n’est pas le sien. Le langage n’est pas ici un outil neutre : c’est une frontière, une serrure, et la clé se perd…
Mihály Babits ose montrer le désir, la violence et la culpabilité
Calife-Cigogne n’est pas que le récit d’un dédoublement : c’est une plongée dans la perversion du désir et l’humiliation de soi. Mihály Babits va jusqu’au crime : l’épisode de la prostituée étranglée – décrit dans une froide précision, traversé d’une “sourde volupté” – scelle un point de non-retour. À partir de là, Elemer ne peut plus se croire “pur” le jour et “sale” la nuit : il se sait contaminé, responsable, indigne.
Le roman frappe d’autant plus qu’il fait immédiatement résonner ce meurtre avec la figure d’Etelka, promesse de salut et de douceur : la peur folle (“ai-je tué Etelka ?”) n’est pas une péripétie, mais une mise à nu du mécanisme même du livre. Le double n’est pas un personnage secondaire : il menace de souiller ce que le héros a de plus sacré.
Le dernier geste du roman refuse la clôture rassurante. Une lettre finale rapporte la mort d’Elemer Tabory : une balle à la tempe, aucune arme découverte près de lui. Mihály Babits ne “valide” pas une explication fantastique ; il installe une zone d’ombre cohérente avec tout le livre : quand deux vies s’emboîtent au point de se confondre, qui peut encore certifier la chaîne des causes ?
Pourquoi « Calife-Cigogne » reste un roman troublant et inoubliable ?
On sort de Calife-Cigogne avec une sensation rare : celle d’avoir lu un roman qui, en sus de raconter une crise, la fait éprouver. Sa réussite n’est ni “gothique” ni “psychanalytique” au sens scolaire : elle tient à l’art de Mihály Babits pour rendre la honte concrète, sociale, charnelle, et pour faire du langage un champ de bataille. Le lecteur n’est pas invité à admirer un dispositif : il est forcé de se demander ce qu’il laisserait remonter, si ses nuits avaient, elles aussi, un corps.
Mihály Babits (1883-1941) est l’un des piliers de la littérature hongroise moderne
Né à Szekszárd, il suit des études classiques de lettres et de philosophie à Budapest, où il se lie d’amitié avec Dezső Kosztolányi. Très jeune, il se fait remarquer pour ses talents poétiques et sa vaste culture européenne. Profondément influencé par les humanités gréco-latines, Dante, Goethe, Poe ou Shakespeare, il est aussi un traducteur hors pair : on lui doit la traduction hongroise la plus respectée de la Divine Comédie.
Figure majeure du mouvement Nyugat (« Occident »), il en devient le directeur en 1929. Babits est un écrivain intellectuel, à l’écriture dense, nourrie de philosophie (notamment Bergson et Schopenhauer) et de psychologie. Son œuvre mêle lyrisme, métaphysique et introspection. Bien qu’il soit surtout connu pour sa poésie, son roman Calife-Cigogne est aujourd’hui considéré comme un chef-d’œuvre du roman d’analyse, précurseur du modernisme hongrois.
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