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Droit à l’IVG : Les frontières que franchissent les femmes des Pyrénées-Orientales pour avorter

Dans les Pyrénées-Orientales, l’accès à l’IVG reste inégal et parfois semé d’embûches. Manque de structures, pressions médicales et délais légaux détachés de la réalité des femmes : certaines d’entre elles sont contraintes de franchir la frontière avec l’Espagne pour exercer un droit, pourtant inscrit dans la Constitution. Un droit qu’une femme sur trois* exercera au moins une fois dans leur vie.

Etat de l’accès à l’avortement dans les Pyrénées-Orientales

Marie-France Taurinya, présidente du Planning familial des Pyrénées-Orientales, dresse un tableau mitigé de l’accès à l’IVG dans le département : « Il y a une inégalité d’accès territorial et social, notamment à l’IVG instrumentale, par manque de structure, puisqu’on est obligé de venir à Perpignan ». Seuls deux établissements pratiquent l’IVG instrumentale dans ce département de 4 116km², le Centre hospitalier de Perpignan et la Clinique Notre-Dame de l’Espérance. Cet accès inégal est, selon elle, typique des régions montagneuses et rurales.

En France, deux types d’IVG sont autorisés : l’IVG médicamenteuse, possible jusqu’à la fin de la 9e semaine de grossesse, et l’IVG instrumentale, pratiquée jusqu’à la 14e semaine de grossesse (16 semaines d’aménorrhée). Au-delà, une interruption médicale de grossesse (IMG) peut être envisagée pour raisons médicales.

Ce que Marie-France Taurinya dit regretter, c’est que « les femmes perdent de plus en plus le choix de la méthode », la faute au manque de moyens du secteur médical, qui manque d’anesthésistes ou de places dans les blocs opératoires. Il arrive aussi qu’une femme qui demande une IVG instrumentale se voit pressée de passer par la voie médicamenteuse, plus légère pour le centre hospitalier qui peut pourtant assurer les deux. « une IVG médicamenteuse jusqu’aux termes légaux en France, ce n’est pas la même chose qu’une IVG instrumentale où vous êtes endormi, vous ne sentez rien », explique la présidente du Planning familial 66. « Quand vous êtes une femme de 30-35 ans, vous allez peut-être insister [auprès du médecin]. Quand vous êtes mineure, il faut avoir du cran pour résister au corps médical ».

En 2023, dans le département, environ 22 femmes sur 1 000 ont eu recours à l’avortement, contre 16.8 à l’échelle nationale, l’un des taux les plus élevés de France métropolitaine. Pour Marie-France Taurinya, ce chiffre est positif, puisqu’il montre que les femmes qui veulent interrompre leur grossesse ont un meilleur accès à l’information. Au numéro vert national du Planning familial, la majorité des appels concernent le droit à l’avortement, avant la contraception.

Et puis, lorsque le délai légal est dépassé, le Planning familial peut les orienter à l’étranger, par exemple en Espagne. De plus en plus de femmes sont accompagnées, parfois littéralement, par les bénévoles ou les employées du Planning Familial 66 jusqu’aux cliniques de Gérone et de Barcelone.

L’histoire de Nadia, 21 ans

Étudiante en sciences humaines à Perpignan, issue d’une famille de classe moyenne, Nadia prend la pilule. Mais les effets secondaires – nausées, vomissements – la poussent à l’interrompre. En attendant un autre moyen de contraception, elle utilise des préservatifs avec son compagnon. Une relation courte, vite terminée.

Six semaines après, les premiers symptômes – ballonnements, douleurs abdominales – passent inaperçus. Des saignements la confortent dans l’idée qu’il s’agit de ses règles. Mais un jour, elle remarque un changement de forme de son ventre. Le test de grossesse, acheté en pharmacie, est sans appel.

Nadia veut avorter, mais n’ose pas pendant que sa mère est présente chez elle. Dans l’attente de son départ, elle retarde ses démarches, deux semaines passent. Au Centre d’orthogénie de l’hôpital, une sage-femme lui annonce qu’elle est enceinte de 16 semaines. Trop tard pour avorter en France. Nadia est sidérée.

Semaine 17. L’avortement à l’étranger s’impose. La sage-femme évoque la possibilité d’un rendez-vous en Espagne, à ses frais. Nadia écrit à une clinique catalane qui lui propose un créneau la semaine suivante. Mais le devis s’élève à 850 €. Elle ne les a pas.

Semaine 18. Elle tente de se débrouiller. L’ex-petit ami, salarié, reste muet à sa demande d’aide. Sa mère et sa sœur lui prêtent de l’argent sans connaître la véritable raison. Une amie lui cède ses heures de service dans un restaurant.

Semaine 19. Elle part en covoiturage, 550 € en poche. Arrivée à la clinique, le personnel refuse tout paiement partiel. Nadia rentre, sans avoir pu avorter.

Semaine 20. Elle multiplie les petits boulots et emprunte davantage. Elle cherche sur Internet « comment avorter seule », tente une tisane abortive qui la laisse avec des douleurs rénales. Puis elle réussit à obtenir un second rendez-vous à la clinique espagnole.

Semaine 21. À la clinique, une échographie révèle une grossesse plus avancée. Le prix monte à 1 250 €. Il lui manque 350 €. Elle tente un retrait au distributeur. Refus. Elle envisage de rentrer, de reporter encore. C’est alors qu’une bénévole du Planning familial, présente sur place, débloque une aide d’urgence via une caisse de solidarité. L’intervention peut enfin avoir lieu.

Quelques semaines plus tard. Nadia dira avoir sérieusement envisagé de provoquer une fausse-couche en se jetant sous une voiture. « Si l’avortement n’avait pas pu se faire dans un cadre sécurisé, c’était ma dernière solution ».

Traverser la frontière pour avorter

Selon l’enquête « Exporting Abortion », plus de 5 000 femmes en France traversent des frontières pour avorter chaque année. L’Espagne est une destination privilégiée pour les femmes résidant dans le sud de l’hexagone : 2 270 y ont eu recours. La loi espagnole autorise les IVG jusqu’à la 14e semaine d’aménorrhée (contre 16 en France), mais l’IMG (interruption médicale de grossesse) est possible jusqu’à 22 semaines en cas de « risques importants pour la santé de la mère (physique ou psychique) ».

Entre 2019 et 2022, 85% des avortements effectués en Espagne par des femmes venant de France, l’ont été entre la 16e et la 22e semaine de gestation.

L’allongement du délai légal en France, de 12 à 14 semaines de grossesse (soit 16 semaines d’aménorrhée), voté en mars 2022, a marqué une rupture dans le mouvement de départs. Environ 760 Françaises ont traversé les frontières en 2023, contre 1 400 en 2019, soit une chute de 43 % des départs vers l’Espagne.

Les patientes peuvent s’informer via le Planning Familial ou directement sur le site internet des cliniques catalanes, traduits en français. On y trouve également le prix de l’intervention : l’IVG médicamenteuse est proposée à partir de 370 €, et l’IVG chirurgicale varie de 340 € à 1 850 €, selon l’avancée de la grossesse.

Au grand dam d’Aude Harlé et de Sophie Avarguez, il est très difficile de savoir combien de femmes des Pyrénées-Orientales se sont rendues en Espagne pour avorter. Lors de leur démarchage en salle d’attente, seules deux femmes parmi les 40 qui ont accepté de leur parler venaient du département. Parmi elles, Nadia, qui a raconté son histoire pendant son retour vers Perpignan.

On stigmatise les avortantes : « Oh, mais comment ces femmes n’ont-elles pas pu éviter leur grossesse ? »

En 2018, au festival Visa pour l’Image, la photographe polonaise Kasia Strek présente une photo d’un canapé, vide. La personne qui devait s’y asseoir pour lui raconter son avortement n’est jamais venue. Son travail, intitulé « Le prix du choix », aborde la honte liée à l’avortement dans les pays où cette pratique est illégale.

« Si le sceau du silence frappe l’expérience de l’avortement en général, le dépassement de délai l’exacerbe », écrivent Aude Harlé et Sophie Avarguez dans un article de The Conversation en 2024. Le site Améli.fr, s’il comporte tout un tas d’informations sur la PMA à l’étranger, reste muet quant à l’avortement transfrontalier. « Ça fait écho à une forme de clandestinité », regrette Aude Harlé.

L’Hôpital de Cerdagne, premier hôpital transfrontalier européen, a ouvert ses portes en 2014. « L’état de l’accueil [de certains médecins] est minable », selon Marie-France Taurinya. Une jeune femme cherchant une IVG médicamenteuse a été « très mal reçue », explique la présidente du PF66. Lorsqu’elle est revenue 18 mois plus tard pour un suivi de grossesse, « le médecin lui a dit « je suppose que là non plus, il n’y a pas de papa ? » ». « C’est le genre de réflexion qu’elles se prennent », s’insurge-t-elle.

Loin de toutes les idées reçues, les femmes de toutes les catégories sociales ont recours à l’avortement

D’après les chercheuses, l’avortement, y compris hors délai, est pratiqué par les femmes de tous milieux sociaux, déjà mères ou non, avec ou sans emploi. « On s’est rendues compte dans notre échantillon, que la plupart des femmes ont découvert qu’elles étaient enceintes alors même qu’elles avaient déjà dépassé le délai », explique Aude Harlé. « Ces femmes avaient toutes une bonne raison de ne pas se penser enceintes »

Elle évoque des cas variés : une jeune fille ayant remplacé la pilule par un stérilet qui a stoppé le cycle de ses règles, une autre ayant réalisé trois tests de grossesse urinaires tous négatifs, des erreurs de diagnostic médical, ou encore des femmes victimes de violences conjugales ayant vu leur projet de grossesse bouleversé.

« Il faut déconstruire les idées reçues, comme l’instinct maternel, les femmes « sentent ces choses-là ». C’est pour ça que les femmes se taisent, elles ont honte d’être stigmatisées », condamne Aude Harlé.

Autre aspect de leur recherche qui reste terra incognita : les femmes qui ont été contraintes d’aller au bout de leur grossesse. Celles, trop précaires, sans papiers, sans voiture, qui n’ont pu franchir la frontière ni réunir la somme. « Est-ce que la grossesse forcée se double d’une maternité contrainte ? Les femmes accouchent-elles en secret ? Y’a-t-il des cas d’infanticides ? ». Le duo de chercheuses espère travailler sur le sujet à l’avenir.

La désinformation médicale, un frein invisible

« Il existe des personnels médicaux qui ne disent pas qu’il y a une possibilité d’aller ailleurs, qui disent qu’il n’y a plus de solution, qu’il faut le garder », dénonce Aude Harlé. Une forme de désinformation passive, difficile à documenter, mais signalée par plusieurs patientes.

Alors même que l’avortement vient d’être inscrit dans la Constitution française – une promesse faite par Emmanuel Macron après l’annulation du droit fédéral aux États-Unis, et tenue en mars 2024 – ce droit reste, dans les faits, conditionné. À l’accès aux soins, à l’information, à l’écoute, et parfois à la chance.

« Les jeunes femmes interviewées sont toutes nées après la loi Veil, avec l’idée qu’en France, il y a le droit à l’avortement. Alors elles ont été traumatisées à l’annonce qu’elles ne pouvaient plus avorter. […] elles savent qu’il y a des problèmes de désert médicaux ou de refus de médecins, mais elles n’avaient jamais pensé qu’en France, la loi pouvait leur dire non ».

En France, la loi interdit l’IVG au-delà de la 14e semaine de grossesse. Au Québec, aucune limite légale n’est fixée. Pourtant, les données comparatives montrent que les avortements s’y concentrent aux mêmes périodes qu’en France. Pour les chercheuses, la limite française ne dissuade pas : elle exclut. Elle n’empêche pas les IVG tardives, mais les rend plus dures, plus chères, et plus solitaires.

* Source : Direction de la Recherche, des Etudes, de l’Evaluation et des Statistiques (DREES)

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