Tabac, alcool, essence, parfum et fouet catalan… À la Jonquera, ville frontière entre l’Espagne et les Pyrénées-Orientales, les caddies débordent et les voitures repartent le coffre plein. La majorité des clients sont des Français venus faire des « bonnes affaires ». Mais est-ce vraiment intéressant ? Analyse des perceptions et usages de ce commerce particulier.
Cet article s’appuie sur une approche croisée. D’un côté, les témoignages de quatre Françaises habituées de La Jonquera. De l’autre, des échanges recueillis dans les discussions de groupes Facebook d’entraide. Parmi eux, « Cap en Espagne ! Info trafic Perpignan – La Jonquera + Bons plans frontière », qui réunit plus de 32 000 membres et constitue une plateforme collaborative où s’échangent tarifs, conseils et astuces entre habitués. À cela s’ajoutent les éclairages d’une étude sociologique, menée en 2012 par Sophie Avarguez et Aude Harlé, enseignantes-chercheuses à l’Université de Perpignan et dont les enseignements semblent toujours d’actualité.
À La Jonquera, des commerces « pour les Français »
Il est aisé de déduire nationalité de la majorité des clients des hypermarchés de La Jonquera. Lors de l’inauguration de l’agrandissement du Grand Jonquera en octobre 2024, une réplique de la Tour Eiffel de 37 mètres de hauteur et une pyramide du Louvre ont été installées. Devant le supermarché Escudero, c’est une 2CV aux couleurs d’une célèbre marque de pastis qui accueille les visiteurs. Tout est pensé pour séduire le client français. Même les offres d’emploi dans les magasins et restaurants de la zone insistent sur un critère : la maîtrise des bases du français.
La commune est d’ailleurs divisée en deux espaces : une petite ville d’un côté (3 408 habitants en 2024) et une vaste zone commerciale dédiée essentiellement à la clientèle transfrontalière de l’autre.
« La disparition des activités douanières et transitaires [ndlr : au 1er janvier 1993] ont été compensées par l’aménagement d’aires de services à destination des conducteurs de poids lourds, le développement des structures d’hôtellerie-restauration ainsi que par la mise en commercialisation de cette zone », expliquent les chercheuses Sophie Avarguez et Aude Harlé.
À La Jonquera, une consommation ritualisée
“Quand on y va, on va tout droit jusqu’au magasin qu’on connaît et on fait toutes nos grosses courses là-bas”, raconte Nathalie, Gardoise fidèle à La Jonquera depuis 25 ans. Ce rituel n’a rien d’extravagant. L’étude sociologique menée par deux chercheuses perpignanaises auprès de jeunes des Pyrénées-Orientales met en lumière une consommation codifiée et répétitive.
« lls font le même parcours, se garent à peu près aux mêmes endroits, vont dans les mêmes magasins pour y faire les mêmes achats, avec les mêmes personnes, les mêmes jours, sur des créneaux horaires récurrents. »
Pour Edna, 23 ans, de Nîmes, le parcours est toujours le même. « On va chercher des cigarettes dans un tabac. Ensuite, on fait un tour au grand centre commercial, on fait nos courses et on repart. » Eva, 22 ans, de Saint-Cyprien, confirme : « Je vais toujours à cette station essence et je fais mes courses au même supermarché. »
Presque une tradition familiale
Cette habitude se transmet de génération en génération. « Je passe ici depuis que je suis toute petite », se souvient Océane, 24 ans, originaire d’Uzès. « J’y allais avec ma famille sur le chemin du retour des vacances, en Espagne ». Edna, elle, a connu ce lieu grâce à son grand-père.
« On achète parce que l’on pense que c’est moins cher, les présentations, les publicités, mais surtout le bouche-à-oreille et les transmissions générationnelles disent que c’est le lieu des bonnes affaires », explique l’étude sociologique.
Les produits phares : tabac, alcool, carburant
Derrière le mythe de La Jonquera, la réalité des prix mérite d’être nuancée. Trois produits tirent véritablement leur épingle du jeu : le tabac, l’alcool et le carburant. « Le tabac, c’est moitié prix », affirme Nathalie. « Pour l’alcool, il faut acheter en gros pour que ça vaille le coup. »
D’après un article du journal Le Parisien, au 1er juin 2025, le paquet de M* est passé de 10,40 € à 10,95 €. En Espagne, les cartouches (dix paquets de 20 cigarettes) s’achètent entre 45,50 € pour des A* Rouge/Blue et 64 € pour des W*, selon les relevés de février 2025 au Perthus. Le calcul est rapide : cela représente presque 50 % d’économie.
Sur les groupes Facebook dédiés aux bons plans frontaliers, les demandes concernent presque exclusivement ces trois produits. « Je voulais savoir si quelqu’un a le prix du seau de tabac E* ou N* en 1 kg, ainsi que le prix des cigarettes mentholées », demande un internaute. Réponses garanties dans l’heure.
Même logique pour l’alcool. « Il faut prendre des grosses bouteilles pour que ça vaille le coup », glisse Eva, qui habite près de la frontière. Sur Facebook, David demande le prix d’un bidon de 4,5 litres. Réponse de Jeff : « la 2L à 30,49€ et 69,89€ les 4,5L », photo de l’étiquette en prime.
Côté carburant, la différence reste significative pour les frontaliers. Le 30 juin 2025, le SP95-E10 était affiché à 1,708 €/L au E.Leclerc Perpignan Sud (l’une des stations traditionnellement les moins chères), contre 1,49 €/L chez Galp ou 1,60 €/L chez Shell, côté espagnol. « Je viens quand j’ai besoin de faire le plein », nous explique Eva.
« Acheter en Espagne s’inscrit dans une volonté de profiter de l’aubaine, ne pas passer à côté d’un « bon plan », que l’on partage avec ses ami(e)s ou en famille. Pourtant, quand on tente de leur faire comparer le prix payé avec le prix dans les magasins français, les clients, sauf pour le tabac, sont dans l’incapacité de donner une réalité chiffrée », soulignent les sociologiques dans leur article de 2016.
Si elles avouent n’avoir jamais réellement comparé les prix, Eva, Nathalie et Océane se rejoignent sur le fait, qu’en dehors de ces trois produits phares, le déplacement ne vaut pas le coup financièrement. Des produits comme le Nutella par exemple, seraient même plus chers ! 9,10 euros le kilo au Escudero de Gran Jonquera, contre 7,10 euros chez Leclerc en France.
Seule Edna reste convaincue : « même avec le trajet depuis Nîmes, ça reste avantageux et pour les courses du quotidien ça peut valoir la peine. La lessive ou les gels douche sont un peu moins chers quand on les achète en gros ».
Résultat des courses : certains consommateurs choisissent de pousser plus loin que La Jonquera pour faire de vraies économies. « Quels magasins me conseillez-vous pour tout ce qui est viande, lessive, alimentation autres ? », demande une internaute Facebook. « C’est fini les bonnes affaires, il faut aller à Lidl ou Mercadona Figueres », rétorque un certain Jacques. Nathalie et Océane sont du même avis. Elles achètent tous leurs produits espagnols sur leur lieu de vacances dans le sud du pays… « sauf les pipas » !
La Jonquera, un « non-lieu » plus qu’une vraie ville
Pour beaucoup de consommateurs, La Jonquera n’est pas vraiment une ville. « Elle n’est ni l’Espagne, ni la France, mais une zone qui s’apparente davantage, du fait de l’empreinte commerciale, à un duty-free« , analysent les sociologues Sophie Avarguez et Aude Harlé.
Ce lieu est avant tout utilitaire, pensé pour une consommation rapide et ciblée, où chaque déplacement doit être rentable.
« Il s’agit d’une consommation ritualisée et codifiée qui consiste à acheter (remplir ou se remplir), des produits ciblés, dans des magasins perçus à bas prix (l’abondance et le discount), dans une temporalité limitée (l’aller-retour), avec toujours le souhait de rentabiliser le déplacement », résument les deux chercheuses.
Les consommateurs eux-mêmes observent et catégorisent les comportements des autres visiteurs. Nathalie s’amuse ainsi à décrypter les caddies : « Ceux qui viennent de loin ont toujours de l’alcool. Les habitants de Perpignan, eux, font plutôt leurs courses. J’ai de la famille là-bas, ils achètent quasiment tout ici. »
Le lieu ne fait pas l’unanimité. Les clients ne s’y attardent pas pour son charme : « Je n’aime pas La Jonquera, c’est moche, c’est une zone industrielle », confie Nathalie. « Je n’y vais pas pour la beauté du site, je m’y arrête quand j’ai besoin de faire le plein », rajoute Eva. Océane, elle, apprécie la solidarité qu’elle y trouve entre Français : « Quand on se croise dans les rayons, on échange, on se demande si c’est moins cher en France. Une solidarité qui se retrouve sur les groupes Facebook.
« Pour le tabac, il faut éviter les boutiques dans l’avenue principale ou au centre commercial, c’est plus cher. Mieux vaut aller dans les petites rues ». « Pour les vêtements Lefties sans hésiter par contre ce n’est pas forcément de la qualité », conseillent de fidèles clients sur Facebook.
La Jonquera est une zone frontalière caractérisée par des modes de consommation bien spécifiques. En octobre 2024, le centre commercial Gran Jonquera doublait sa surface commerciale pour accueillir dix nouvelles enseignes. Antoni Escudero, gérant du groupe Escudero propriétaire du centre, confiait à France Bleu Roussillon : « Les Français sont nos premiers clients et nos meilleurs ! Ils représentent 75 % de notre clientèle, cette extension est pour eux ! »
Cette fréquentation majoritairement française ne semble pas près de ralentir. Comme le souligne Océane, « on vient ici parce que nos portefeuilles ne permettent pas toujours de faire face aux prix élevés de la France. »
Pour rappel : « L’abus d’alcool est dangereux pour la santé » et « Fumer nuit gravement à votre santé et à celle de votre entourage ».
*Conformément à la loi Evin, les marques de tabac ont été supprimées.
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