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La reco lecture de Mare Nostrum : Pourquoi lire « L’arbre de l’homme » de Patrick White, Nobel de littérature ?

l'arbre de l'Homme - prix nobel litterature

Article mis à jour le 17 novembre 2025 à 12:04

Dans L’Arbre de l’homme, Patrick White, revenu s’installer en Australie après la guerre, entreprend un défi majeur : prouver qu’au cœur le plus trivial du bush se cache une poésie secrète : ce « noyau » qu’il ambitionnait de révéler derrière le masque monotone du quotidien. L’Arbre de l’homme, de Patrick White traduit par David Fauquemberg, est paru aux éditions Au vent des îles ce mois d’octobre 2025.

 Le site d’information Made In Perpignan s’associe à Mare Nostrum, devenu la référence littéraire du bassin méditerranéen. Dans le cadre de ce partenariat prestigieux, Jean-Jacques Bedu, président du Prix littéraire Mare Nostrum, dévoile ses coups de cœur.

À travers la longue vie de Stan et Amy Parker, couple de pionniers aussitôt rattrapé par l’avancée des lotissements, il déroule un demi-siècle d’existences où s’entrelacent le labeur agricole, le désir conjugal, la parentalité contrariée, les solidarités et violences de voisinage, le passage des saisons, la foi héritée, les épreuves de la sécheresse, de l’orage et de l’incendie, jusqu’au vieillissement des corps, à l’énigme de la transmission et à la modernisation d’un district en pleine mutation.

La trame est simple, presque austère, mais chaque geste, chaque silence se charge d’une densité métaphysique, comme si chaque coup de hache dans un tronc de stringybark ou chaque regard échangé par-dessus la table de la cuisine interrogeait le sens même « d’être au monde ». C’est ce fil discret, qui va du premier feu de camp de Stan à la rêverie poétique de son petit-fils, qui fait de ce roman une immense cartographie de l’âme humaine.

Rosier blanc et cabane de fortune : un couple se fonde

Le roman s’ouvre sur un homme seul. Sa charrette s’immobilise au cœur d’un bush indifférent, et c’est dans un « fichu trou gelé » qu’il passe sa première nuit. Le geste initial – allumer un feu – est moins une conquête qu’un acte de survie, la fragile affirmation d’une présence. Cet homme anonyme deviendra Stan Parker, porteur d’une histoire familiale déjà complexe, partagé entre le Dieu impétueux de son père forgeron et la bienveillance éthérée du Dieu maternel. Cette dualité, cette tension entre une foi terrienne, presque païenne, et une aspiration spirituelle informulée, l’habitera toute sa vie. L’arrivée d’Amy Fibbens, jeune femme déracinée et malhabile rencontrée lors d’un bal, donne un centre à cette existence. Leur mariage, sans faste, inaugure un « roman conjugal » qui formera le cœur battant du livre.

La promesse d’Amy de planter un rosier blanc devant la cabane rudimentaire, construite par Stan, ancre d’emblée leur destin dans une double construction : celle, physique, de la ferme, et celle, invisible, d’une intimité où coexistent désir, malentendus et un profond besoin de permanence. Autour d’eux, une communauté s’ébauche, microcosme où Patrick White déploie une galerie de figures archétypales : les Quigley, avec Doll, la mystique taiseuse, et son frère Bub, l’innocent dont l’étrangeté frôle la sagesse ; les O’Dowd, incarnation d’une vitalité irlandaise et chaotique ; mais aussi Fritz, l’ouvrier agricole allemand, figure de l’étranger d’abord accepté, puis violemment rejeté lorsque la Grande Guerre réveille la xénophobie latente.

Quand le bush se déchaîne : crue, orage, incendie

Les événements limites sont les moments où la prose de Patrick White atteint sa pleine puissance révélatrice. La grande crue de Wullunya, où Stan s’engage comme sauveteur, devient une descente dans un monde spectral, où les débris de vies ordinaires flottent aux côtés des cadavres d’hommes et de bêtes. L’orage, plus tard, est moins un phénomène météorologique qu’une manifestation divine, un fracas biblique qui semble précipiter la naissance du premier enfant.

Enfin, le grand incendie qui dévaste la luxueuse propriété des Armstrong – bourgeoisie ostentatoire dont la richesse tranche avec l’ascétisme des Parker – est le théâtre d’un drame intime. En y sauvant une femme énigmatique, Madeleine, Stan accomplit un geste héroïque qui, paradoxalement, le confronte à un vide intérieur. Chaque épreuve n’est pas tant une péripétie qu’une trouée dans le réel, qui laisse entrevoir une autre dimension, terrifiante ou sacrée. Dans cet univers, la nature est rarement consolatrice ; elle est une force démesurée qui révèle l’homme à sa propre fragilité.

Fuir la ferme, fuir la famille : trajectoires de Ray et Thelma

Parallèlement, une désagrégation silencieuse est à l’œuvre. Le retour de Stan de la guerre le laisse marqué d’une fatigue d’âme que rien ne peut nommer. C’est dans ce climat de sécheresse physique et morale qu’Amy se laisse tenter par un commis voyageur, Leo, dans une liaison qui restera inaboutie, mais qui révèle les fissures profondes du couple. L’amour est là, certes, mais tissé d’habitudes, de silences et d’une impossibilité fondamentale à se dire, à se rejoindre vraiment. « Les vies, comprit-elle soudain, ne peuvent que se toucher, mais jamais se rejoindre. Même dans la cage d’escalier en flammes, elles se frôlent par intermittence… », pense une femme dans le roman, formulant l’une des clés de cette solitude à deux.

Les trajectoires des enfants, Ray et Thelma, confirment cette logique de l’arrachement. L’un comme l’autre fuient la ferme, Ray dans une délinquance erratique, Thelma dans une ascension sociale plus maîtrisée, mais tous deux sont hantés par ce qu’ils laissent derrière eux. Patrick White explore ici la violence sourde des filiations, celle qui se transmet par le silence et se rejoue dans des actes de cruauté symbolique, comme lorsque Ray, enfant, mène un groupe pour lapider le vieil ouvrier allemand Fritz – scène glaçante où le bouc émissaire est chassé par une communauté qui se soude dans la haine de l’autre.

« L’arbre de l’homme », un poème de toute la vie

La dernière partie du roman est une longue méditation sur le vieillissement et l’héritage. L’énigme du mariage de Stan et Amy reste entière. La mort de Stan, frappé par une crise cardiaque alors qu’il accomplit un dernier geste banal, est l’un des plus beaux passages du livre : sans drame, son corps s’affaisse et son être semble se dissoudre dans la lumière du jardin, dans une forme de panthéisme serein et dépouillé.

Le dernier mot est laissé au petit-fils, enfant sensible et poète en germe, qui marche parmi les « arbres griffonnés » et rêve d’écrire « un poème de la vie, de toute la vie ». Cet élan semble accomplir l’ambition secrète du grand-père, cet homme simple qui, toute sa vie, a cherché un langage pour dire le mystère sans jamais le trouver. C’est peut-être l’ultime et subtile ironie de White : le salut est dans le verbe, mais il est toujours différé, délégué à la génération suivante.

Lire L’Arbre de l’homme, c’est faire l’expérience d’une temporalité romanesque radicalement différente, qui épouse les lents cycles de la nature et les ressassements de la mémoire. On songe parfois à une Virginia Woolf délocalisée dans l’outback, appliquant les techniques du modernisme non pas à la conscience effervescente de l’élite londonienne, mais aux silences et aux intuitions brutes de fermiers presque illettrés. L’œuvre est une chronique sismique de la formation de l’Australie rurale, avec ses tensions de classe, ses élans de solidarité et ses brutalités rentrées.

C’est la matrice de romans ultérieurs comme Voss ou Le Vivisecteur, où les thèmes de l’isolement, de la quête spirituelle et de l’échec seront portés à incandescence. Mais L’Arbre de l’homme conserve une puissance singulière, celle d’avoir su faire de la vie la plus ordinaire une scène où se rejoue, à chaque instant, une liturgie silencieuse, et parfois terrible, d’une bouleversante humanité. C’est là que le roman atteint une dimension presque sacramentelle, nous invitant à regarder nos propres vies, nos propres paysages, avec la même attention brûlante et inquiète.

Patrick Victor Martindale White reçoit le Nobel de littérature en 1973 naît à Londres en 1912

L’auteur naît à Londres en 1912 dans une famille australienne aisée. Patrick Victor grandit entre Sydney et les vastes propriétés rurales de ses parents, au contact direct du bush qui irrigue toute son œuvre. Élève dans un public school anglais, il part ensuite à Cambridge étudier les langues modernes, avec en arrière-plan la lecture fervente de Joyce, Lawrence ou Virginia Woolf, qui nourrissent son goût pour un modernisme exigeant, loin du simple réalisme descriptif. Après un premier roman remarqué (Happy Valley, 1939), White sert durant la Seconde Guerre mondiale comme officier de renseignement dans la Royal Air Force.

La guerre terminée, il revient en 1948 s’installer sur une petite ferme près de Sydney : c’est là, dans une semi-retraite volontaire, qu’il rédige les livres qui feront sa renommée internationale, au premier rang desquels The Tree of Man (1955), Voss (1957) et Riders in the Chariot (1961). Son œuvre explore obstinément la tension entre expérience mystique et vie ordinaire, la solitude des êtres visionnaires dans une société matérialiste, la difficulté à dire le sacré dans une langue saturée de trivialité. En 1973, il reçoit le prix Nobel de littérature « pour un art narratif épique et psychologique qui a introduit un nouveau continent dans la littérature ». Solitaire, souvent acerbe envers la vie littéraire et la politique australiennes, White demeure pourtant la grande conscience romanesque de son pays, dont L’Arbre de l’homme constitue l’une des pierres angulaires.

Découvrir ou redécouvrir la précédente chronique de Mare Nostrum

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