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La reco lecture de Mare Nostrum : Un essai sur la domination du corps féminin depuis la Préhistoire

Aux origines de la domination masculine

Sous la plume de Claudine Cohen, l’histoire de la domination masculine devient un laboratoire critique où s’observent les frictions entre nature et culture, pouvoir et sexualité, récit et mythe. Claudine Cohen, Aux origines de la domination masculine, aux éditions Passés Composés.

Trois axes majeurs se dessinent : le genre comme construction sociale, la maîtrise de la reproduction comme levier politique, et la figure du père comme instrument idéologique. Une archéologie vertigineuse des fondements de l’inégalité.

Le site d’information Made In Perpignan s’associe à Mare Nostrum, devenu la référence littéraire du bassin méditerranéen. Dans le cadre de ce partenariat prestigieux, Jean-Jacques Bedu, président du Prix littéraire Mare Nostrum, dévoile ses coups de cœur.

Déconstruire la domination masculine : une lecture historique et critique

L’ouvrage s’ouvre sur un questionnement inaugural, une interrogation qui structure notre modernité : cette domination masculine, si prégnante, possède-t-elle une origine unique ? Claudine Cohen engage une exploration qui substitue au concept d’origine celui, plus fertile, de processus continuel.

Elle ancre sa réflexion dans les mots de Simone de Beauvoir : « La femme a toujours été, sinon l’esclave de l’homme, du moins sa vassale ; les deux sexes ne se sont jamais partagé le monde à égalité ».

S’appuyant sur ce constat, la philosophe et historienne dialogue avec les grands récits qui ont façonné notre vision du passé.

Une diversité de modèles sociaux dès la Préhistoire

Son enquête déconstruit en premier lieu le mythe d’un ordre naturel immuable. En revisitant les travaux de Charles Darwin, elle expose la subtilité de la sélection sexuelle, un mécanisme où le choix des femelles équilibrait la vigueur des mâles. Cette éthologie comparée, qui juxtapose la hiérarchie agressive des chimpanzés à la sociabilité matriarcale et apaisée des bonobos, démontre la pluralité des modèles existants et expose combien les théories sur une violence mâle instinctive relèvent d’une projection de nos propres angoisses sociales.

Le premier tournant s’opère avec le Néolithique. Claudine Cohen documente la transition depuis l’univers des chasseurs-cueilleurs, où une relative parité s’incarnait dans l’autonomie et la robustesse physique des femmes, vers une économie agro-pastorale. La sédentarité, l’agriculture et la domestication inaugurent une ère de sujétion, marquée par l’émergence de conflits violents et de massacres, comme en témoignent les charniers de Talheim où les femmes figurent parmi les principales victimes de blessures létales.

Le corps des femmes au cœur du contrôle social depuis la Préhistoire

La démonstration de Claudine Cohen s’articule comme un tissage savant, où les fils de l’archéologie, de l’anthropologie et de l’histoire de l’art s’entrecroisent pour matérialiser les schémas de la domination. L’art paléolithique, dans sa grande sophistication, manifeste une profonde ambivalence genrée. Les statuettes féminines, ou « Vénus », livrent des lectures plurielles. Claudine Cohen en magnifie la complexité en décrivant le phénomène de l’anamorphose, où une silhouette féminine, observée différemment, révèle une forme phallique.

L’auteure nous apprend que les artistes de la Préhistoire se plaisaient à créer de véritables « calembours formels », suggérant une pensée symbolique qui fusionne les sexes bien avant de les opposer. L’impressionnant homme-lion de Hohlenstein-Stadel, incarnation de la puissance virile, cohabite avec ces figures féminines qui célèbrent la gestation.

Patriarcat agraire et violences rituelles sur les femmes

Ce récit révèle ensuite la consolidation progressive des structures patriarcales. Les alliances masculines deviennent le pilier de l’organisation sociale, générant l’isolement des femmes. La pratique de l’exogamie, attestée par l’analyse de l’ADN d’individus néandertaliens, contraint les femmes à quitter leur clan, les privant de leurs protections familiales. C’est le début de l’assujettissement méticuleux du corps féminin et de ses capacités reproductives.

Cette entreprise de contrôle se durcit et se systématise avec le développement des sociétés agropastorales, où le corps des femmes est perçu comme une ressource stratégique, soumise à des violences extrêmes, comme en témoignent les traces de cannibalisme, les sacrifices humains ou les mutilations retrouvées sur certains sites.

Avec l’âge du bronze, la domination s’officialise : les textes de lois, comme le Code d’Hammourabi, institutionnalisent un patriarcat qui régule chaque aspect de l’existence. Ce dernier est ainsi présenté comme « un monde social fondé sur la domination masculine et les valeurs de la virilité, qui institutionnalise la supériorité des hommes sur les femmes et l’inscrit dans la loi, dans les pratiques et les symboles ».

Masculinismes et Incels : résurgences violentes dans la société contemporaine

L’essai de Claudine Cohen entre en résonance profonde avec les enjeux du présent. Ces structures archaïques perdurent, visibles ou souterraines, dans nos traditions et nos institutions. Les religions du Livre, héritières directes du creuset mésopotamien, ont transposé et sacralisé cette hiérarchie. Le modèle du pater familias romain, figure de l’autorité absolue, a durablement sculpté le droit occidental. La philosophe met en perspective ces continuités avec une grande acuité, en interrogeant ce qui a subsisté de ces dynamiques ancestrales dans nos sociétés.

La réécriture contemporaine de ces schémas est au cœur des tensions actuelles. L’émergence de « nouveaux pères », la marche vers la parité, et les conquêtes féministes signalent une déconstruction active de cet héritage. Simultanément, la montée des masculinismes et des idéologies Incels témoigne d’un violent retour de flamme, d’une angoisse identitaire face à l’érosion des privilèges masculins. Ces mouvements, exaltant une virilité agressive et une haine des femmes, rappellent la permanence de ces logiques de domination.

En analysant la fonction du visage, Emmanuel Levinas écrivait que « le visage est sens à lui seul ». Les Vénus paléolithiques sans tête ou au visage barré incarnent peut-être un tabou fondateur : celui d’une dépersonnalisation du féminin, réduit à une fonction reproductrice. Ce geste archaïque trouve un écho sinistre dans la déshumanisation prônée par ces idéologies radicales contemporaines.

Vers une société post-patriarcale : les pistes de Claudine Cohen

Claudine Cohen nous offre les outils d’une généalogie de l’inégalité. Son travail, en cartographiant les strates de cette construction historique, nous invite à poursuivre l’écriture d’une histoire post-patriarcale. Elle nous laisse avec l’horizon, esquissé par Simone de Beauvoir, d’une société fondée sur « la reconnaissance réciproque de deux libertés », un futur où les relations entre les êtres humains trouveraient leur accomplissement dans la collaboration et le respect mutuel.

Découvrir ou redécouvrir la précédente recommandation de Mare Nostrum.

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