Article mis à jour le 7 mai 2025 à 08:02
Peut-on faire parler les fossiles ? À Tautavel, une équipe de chercheurs s’est lancée dans un pari aussi audacieux que rigoureux. Cet article a été rédigé par Amélie Vialet, maître de conférences au Muséum national d’Histoire naturelle, associée à l’université de Perpignan et au Centre européen de recherches préhistoriques de Tautavel. Il fait partie d’une série réalisée en partenariat avec le Musée de Préhistoire de Tautavel.
Une faculté humaine hors norme
Nous nous en rendons à peine compte, mais notre capacité au langage est très élaborée. Nous pouvons prononcer jusqu’à 200 mots à la minute et entreprendre des combinaisons à l’infini tout en donnant du sens à ce que nous exprimons, et en le partageant avec notre interlocuteur, alors même qu’il s’agit le plus souvent de contenus abstraits.
Ainsi, si tous les groupes sociaux possèdent un système de communication, le nôtre est tout de même très sophistiqué. C’est la raison pour laquelle l’apparition de cette faculté au cours du temps de l’évolution, chez nos ancêtres fossiles, a toujours représenté une question et un enjeu majeurs.
Des témoins fragmentaires venus de Tautavel
Or, pour y répondre, nous ne disposons que de quelques os humains conservés au gré de conditions de fossilisation favorables, comme à la Caune de l’Arago à Tautavel, où 152 restes, datés entre 560 et 350 000 ans ont été mis au jour depuis le début des fouilles en 1964. Ils correspondent à des Homo heidelbergensis, c’est-à-dire aux groupes humains ayant vécu en Europe bien avant Néandertal (Baus et Vialet 2024). Ce sont des individus d’un peu moins d’1.70 m pour environ 80 kg, qui ont l’habitude de se déplacer dans un environnement de moyenne montagne. Ils rayonnent dans un territoire d’environ 30 à 60 km, en fonction des ressources disponibles.
À la Caune de l’Arago, ils sont venus à de nombreuses reprises, sur plus de 200 000 ans, apportant avec eux les carcasses de rennes ou de mouflons, de chevaux ou de castors qu’ils avaient chassés, et les galets de rivière (quelquefois du gneiss ou du silex) pour fabriquer leurs outils, notamment des bifaces.
Reconstituer un conduit vocal disparu
C’est une chance d’avoir découvert dans le même niveau archéologique, daté à 450 000 ans, un crâne fragmentaire (Arago 21) et deux vertèbres cervicales. En effet, cela permet de restituer l’espace de l’appareil dit phonatoire, celui qui permet de produire des sons.
En revanche, la mandibule manque. C’est pourquoi nous avons utilisé celle qui a été mise au jour dans le niveau archéologique juste au-dessous de celui d’Arago 21 en ajustant ses dimensions par imagerie 3D.
Avec ces os remis en articulation, nous pouvions délimiter l’espace, à l’avant des cervicales, qui avait autrefois accueilli le larynx accroché à l’os hyoïde comprenant les plis vocaux (c’est ce que l’on sent dans le cou, au niveau de la pomme d’Adam) et celui formant la cavité buccale, délimitée par la mandibule et le palais.
Une langue pour Arago 21
La question que je me posais en tant que paléoanthropologue, c’était de savoir si, avec une anatomie différente de la nôtre (absence de menton, palais long et plat, cervicales de petites dimensions), les capacités de production de la parole étaient également possibles.
J’ai alors identifié une équipe de biomécaniciens à l’université de Grenoble-Alpes qui avaient produit un modèle 3D de langue actuelle très précis car tenant compte des 17 muscles la composant (chacun de ces muscles étant indépendant). Je leur ai proposé d’appliquer ce modèle à une anatomie fossile en travaillant sur Arago 21.
Nous avons été soutenus, de 2020 à 2025, par Sorbonne Université et plus précisément l’ISCD (Institut des Sciences du Calcul et des Données) qui cherchait à accompagner des projets exploratoires, et qui a sélectionné le nôtre. Cela nous a permis de constituer une équipe pluridisciplinaire et de financer plusieurs jeunes chercheurs comme Maxime Calka, mathématicien, et Marion Laporte, primatologue.
En effet, nous utilisons les primates non-humains comme des modèles pour mieux comprendre les systèmes anatomiques et fonctionnels. Pour adapter le modèle de langue, les mathématiciens ont utilisé les données tomographiques d’un babouin. Ces dernières permettent de travailler autant sur les tissus mous (délimiter la langue par exemple) que sur la structure osseuse.
Tester les sons d’un autre temps
Le but était de forcer le modèle à suivre l’anatomie et de vérifier que le résultat obtenu (la langue prédite) était conforme à la réalité (la langue réelle du babouin). Cela a bien fonctionné, ce qui a permis de valider le protocole que nous avons publié en 2023.
Aujourd’hui, nous sommes dans l’étape de l’application aux fossiles et nous commençons par Arago 21. En utilisant le même protocole, nous avons produit, pour la première fois, la langue adaptée à sa cavité buccale sous forme d’un modèle biomécanique que nous avons pu activer pour produire des sons.
Nous avons testé les 3 voyelles les plus extrêmes de notre spectre vocal et nous nous sommes rendu compte que si Arago 21 pouvait prononcer le /a/ et le /u/ en plaçant sa langue de façon un peu différente par rapport à ce que nous observons chez un Homo sapiens (nous), il lui était difficile d’atteindre le son /i/ qui demande une maîtrise plus fine des muscles de la langue dont les bords latéraux remontent de chaque côté, en formant une espèce de gouttière.
À l’écoute des consonnes, et vers le paysage sonore du passé
Nous sommes maintenant en train de travailler sur les consonnes qui impliquent le frottement de l’air sur une paroi (les joues, les lèvres).
Depuis la rentrée, Honorine Bertrand, à l’Institut Jean Le Rond d’Alembert de Sorbonne Université, que j’encadre aux côtés de mes collègues mathématicien (Anca Belme) et aéroacousticien (Antoine Hajczak), dédie sa thèse à cette question en utilisant les principes de la mécanique des fluides.
À plus long terme, nous aimerions également reconstituer le paysage sonore de la vallée de Vingrau-Tautavel, en fonction de différents paramètres (période glaciaire, tempérée, vitesse des vents…) pour y tester le rayonnement de la voix de ces Homo heidelbergensis parcourant ces espaces il y a 450 000 ans.
Dans le cadre d’une série documentaire radiophonique, Nathalie Battus (réalisatrice), Franck Bessière (producteur) et leur équipe préparent la saga de l’évolution humaine en 8 épisodes avec la volonté de plonger l’auditeur dans une ambiance sonore reconstituée à partir des milieux de vie des hominines, de leurs activités et de leur capacité au langage. Amélie Vialet (paléoanthropologue) et Jacques François (linguiste) sont les conseillers scientifiques pour cette question très exploratoire. À écouter prochainement, fin septembre, sur France Culture !
Des études récentes sur les primates non-humains ont remis en cause la théorie de « la descente du larynx » proposée dans les années 1960 par Philip Lieberman (1934-2022) pour expliquer leur incapacité à la parole. Finalement, l’étude de leurs vocalisations a montré qu’elles contiennent des voyelles, ce qui a été confirmé par l’analyse des mouvements de leur langue pendant la mastication dont l’articulation est semblable à celle nécessaire pour prononcer des sons différenciés. Si les primates non-humains ne parlent pas comme nous, c’est parce qu’ils n’en ont probablement pas besoin ! Plus de détails dans l’article de TheConversation.
Sources bibliographiques additionnelles
Baus E. & Vialet A. 2024. Origines. Tautavel, notre longue histoire avant Néandertal. Albin Michel, 192 p.
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