Cette année, les élèves du lycée Maillol se sont lancés dans un projet d’envergure : recueillir les paroles d’habitants et d’habitantes du quartier du Vernet à Perpignan, soit écouter, regarder et faire résonner autrement les rues et les visages entraperçus aux alentours du lycée.
Sous la houlette de Lise Raivard, professeure de Lettres, et le parrainage du photographe et historien de l’art Jean-Michel Galley, le projet « Mémoires du Vernet » commence à livrer ses premiers fruits. Made in Perpignan a choisi d’aller à la rencontre de Jean-Michel Galley pour parler de sa genèse, et de la notion de mémoire abordée avec les élèves.
Cet article a été rédigé dans le cadre d’une série sur le travail collectif « Mémoires du Vernet » qui s’étend de novembre 2024 à avril 2025. Cette série d’articles couvre les coulisses du projet, l’histoire du quartier du Vernet, et les rencontres avec le quartier, du portrait d’habitant au paysage urbain, réalisés par les lycéens.
Quand le passé inspire le présent : Une transmission entre deux générations d’enquêteurs
Dans les locaux de notre rédaction, avant même de dire un mot, Jean-Michel Galley pose sur la table un ouvrage : « En quête de mémoires – Les Vernets, Perpignan ». Ce livre, publié en 2012, est signé par l’association Oscura, dont Jean-Michel fait partie. Pendant trois ans, avec un sténopé et un appareil photo, ses membres ont parcouru le quartier du Vernet pour en capturer les histoires humaines.
Quand Lise Raivart a lancé Mémoires du Vernet en 2024, elle s’est donc rendu compte qu’elle n’était pas la première. Le travail des élèves de Maillol est un écho au passé, à ce projet déjà réalisé plus d’une décennie auparavant. Alors proposer à Jean-Michel Galley d’en être le parrain tombait sous le sens.
Lors de deux conférences, le 6 mars dernier, au Lycée Maillol, le photographe s’est adressé à plus de 150 élèves. Au cœur de leurs échanges : la mémoire. « J’ai essayé de faire une distinction entre la mémoire et l’histoire, l’histoire cherchant l’objectivité, la mémoire étant un travail beaucoup plus sensible », explique-t-il.
Il feuillette les pages du livre, pointe le sommaire. Transhumances, Les ateliers de Myriam, Générations, Les derniers géants … « J’ai fait un sommaire à la Prévert, pour non pas raconter un quartier de manière trop scolaire, mais au contraire, avec plein d’entrées singulières, qui permettent de traverser le territoire ». C’est tout l’enjeu du projet que l’historien de l’art devenu mentor d’une journée va essayer de faire comprendre aux lycéens.
La mémoire comme archipel de perceptions
Devant les étudiants et les étudiantes, Jean-Michel Galley fait défiler une série d’images au projecteur, et les interroge sur leur lien avec les différentes définitions du mot mémoire.
Il pointe une photo prise depuis un bateau qui quitte un port, en noir et blanc. « Je croyais que cette photo était de mon père », explique-t-il, prise en quittant Alger. Une histoire de famille à laquelle il a cru pendant quinze ans. Mais il s’avéra que la photo n’était pas de lui ; sa mémoire familiale n’était pas celle qu’il croyait.
Photo suivante : Marylin Monroe apparaît, vêtue d’une robe rouge écarlate, le sourcil levé face à l’objectif. « Elle apparaît conquérante sur cette photo. Mais est-ce qu’elle est vraiment heureuse ? ». Jean-Michel Galley les amène donc à réfléchir sur les apparences, et sur le proverbe « il n’y a pas de héros pour son valet de chambre » : « Si tu es proche de quelqu’un, tu vas forcément voir les failles » sous le vernis. Même si, des années plus tard, le vernis persiste dans la mémoire collective.
Un clic plus tard, s’affiche à l’écran ce qui ressemble à un patchwork d’images multicolores. En y regardant de plus près, on se rend compte que ces petites illustrations carrées et rectangulaires, collées les unes aux autres, sont des NFT, des images numériques uniques. L’image géante ainsi créée, devenue œuvre artistique, a été vendue sur le marché de l’art à 69 millions de dollars. Les discussions entre Jean-Michel Galley et sa jeune audience s’orientent alors vers le factice. « Le côté factice de l’image numérique, le côté factice d’une actrice »… et l’intervenant de passer à l’image suivante, une peinture de Paul Cézanne : « …Et le côté factice de la vérité en peinture », énumère l’historien de l’art. Selon Cézanne, la vérité, en peinture, vient de la restitution, avec rigueur et humilité, des « sensations » du peintre ; c’est-à-dire la manière dont les formes, les couleurs, les volumes se manifestent à son regard. La définition de « vérité » ou de « réalité » s’en trouve donc élargie.
Quatre définitions de la mémoire, quatre façons d’explorer ses limites et ses possibles, quatre façons d’accepter la subjectivité dans les histoires racontées.
« Ils ont tous pigé, au fur et à mesure »
Le photographe donne ensuite quelques clés plus concrètes pour aborder les habitants et les habitantes du Vernet. D’abord, se connaître soi-même. « Si vous ne savez pas d’où vous venez, vous aurez du mal à demander aux gens leur histoire. Parce que la première chose qu’ils vont dire en vous voyant, c’est ‘vous me posez des questions sur moi, mais vous, vous êtes qui ?’ » explique-t-il.
Une étape peut-être plus difficile qu’il n’y paraît. « La mémoire, ça peut faire peur. Parce que nos familles sont aussi creusées d’histoires non racontées. C’est parfois plus facile d’aller faire une enquête chez l’autre que chez soi », où la découverte d’un secret peut fracturer l’image lisse, apaisée et mythique que l’on a de sa propre famille et de sa propre mémoire.
La boucle est bouclée : Les lycéens déjà partis en quête de leurs premières rencontres à Perpignan
Des conseils et des concepts qui auront marqué les esprits, d’après les retours d’élèves que Jean-Michel Galley a pu recevoir. L’avenir dira l’influence que le photographe aura eue sur le projet. Quelques semaines avant son intervention, les lycéens avaient déjà commencé à battre le pavé. Le jeudi 30 janvier, accompagnés de leur enseignante Karine Richet et d’un artiste, Pierre Bertrand, ils ont marché vers les jardins partagés, au-dessus du lycée Maillol.
Là, ils ont rencontré Abderrahmane. Né à Nice en 1974, il a grandi à Perpignan, où sa famille s’est installée sans jamais repartir. Depuis 2017, il cultive un jardin familial avec fierté, témoin de son attachement à ce territoire. Pourtant, sous son regard attentif, le Vernet a changé. « Les gens sont de plus en plus froids, distants et individualistes. Depuis 25 ans, je vois une certaine dégradation des relations humaines. Il y a même du vandalisme dans nos jardins : parfois du vol. » Son espoir ? « Il faut recréer du lien entre les générations, entre les personnes, pour pouvoir vivre mieux et vivre ensemble. »
De retour le jeudi 13 février, ils ont croisé Baptiste. Cinquante ans passés, il travaille depuis 2008 dans la sécurité et la surveillance des parcs et jardins de Perpignan, après une première vie entre marchés et brocantes. Il a grandi ici, fait sa scolarité au collège Pagnol, et jamais il n’a envisagé de partir. Quand on lui demande comment son quartier a évolué, il hésite, peine à mettre des mots. Mais il se souvient avec netteté de ce qui se trouvait là avant la construction du lycée : des champs, à perte de vue.
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