Le public est parfois critique vis-à-vis de notre travail de journalistes. Nous-mêmes, il nous arrive en conférence de rédaction de peiner à trouver le sujet ou l’angle intéressant qui rendra un reportage plus accrocheur, plus pertinent.
Et oui, d’autres fois, des “idées de m…..” nous viennent… au sens propre du terme. Comme cette enquête, réalisée en collaboration avec le Collectif Antidotes et le média de journalisme de solutions Bien Urbains.
Sur les trottoirs de Perpignan
Dans ce quartier résidentiel de Perpignan, cette grand-mère de 90 ans doit être prudente avant de mettre le pied sur le trottoir. En effet, nos chers amis les chiens ont une fâcheuse tendance à laisser des cadeaux odorants juste devant chez elle. Autant dire qu’avec son pied mal assuré, Hilda n’en mène pas large craignant de glisser sur ces crottes. Comme Hilda, ils sont des centaines, voire des milliers de Perpignanais à déplorer que, malgré leur bonhomie, les chiens donnent à la ville un aspect peu ragoûtant. L’actuel maire du Rassemblement national Louis Aliot en avait même fait un de ses principaux sujets de campagne lors des dernières élections municipales.
Depuis, plusieurs tentatives ont été lancées par la municipalité pour mettre les crottes en sac. Notamment une amende de 35 euros pour les propriétaires de chiens qui n’auraient pas dans leur poche deux sacs à crottes. Mais à ce jour et malgré un budget général conséquent pour le service propreté de Perpignan (8,5 millions d’euros), les résultats restent peu perceptibles. Lors d’une marche d’une vingtaine de minutes, la Rédaction comptait une vingtaine de crottes sur les trottoirs de la ville.
Un microcrottoir* à Perpignan
Et les Perpignanais, questionnés lors d’un “microcrottoir”, sont plutôt pessimistes sur les effets de cette amende. « Vous ne pouvez pas surveiller tout le monde et vous ne pouvez pas mettre des caméras partout” “ce n’est pas que c’est insuffisant, c’est carrément inutile”. ”Pour l’idée des sacs, c’est bien, mais le problème c’est les gens qui ont leurs deux sacs le matin, mais qui ont les mêmes deux sacs le soir, c’est qu’ils ne les ont pas utilisés. Ils n’en ont rien à faire.»
Avec 7,6 millions de compagnons canins en France, les crottes de chien traînant sur les trottoirs des villes sont devenues un problème majeur pour les municipalités. « Alors que le chien semble s’être adapté à nos nouveaux modes de vie, il semblerait que nos villes ne soient pas parvenues à évoluer pour permettre une bonne cohabitation de l’homme et du chien. Les espaces qui lui sont dédiés sont peu nombreux et de ce fait les trottoirs sont les principaux lieux de balades mais également les sanitaires des chiens. Les déjections s’accumulent et les villes ne savent qu’en faire », écrit Maëlle Maisonneuve dans sa thèse parue en 2017 sur les politiques urbaines à propos des déjections canines.
Et au-delà de Perpignan ?
La multiplication d’excréments canins sur les trottoirs a des conséquences réelles. D’abord sur l’opinion publique. En 2014, le maire de Bordeaux de l’époque Alain Juppé déclarait avant les élections municipales : « glisser sur une crotte de chien le jour de l’élection peut changer un vote ». Ensuite, le risque est physique, avec la possibilité très concrète de glisser et donc de tomber, mais aussi sanitaire, puisque selon Maëlle Maisonneuve « les fèces des chiens peuvent être la source de nombreux pathogènes transmissibles à l’homme ».
C’est sans compter la pollution engendrée par la dégradation des selles animales, qui peuvent aussi contenir des médicaments vétérinaires. A cela s’ajoute l’inconfort pour les agents municipaux chargés de nettoyer les rues ou encore ceux des espaces verts contraints de se débarrasser des excréments avant de pouvoir entretenir les massifs et parcs urbains.
La façon de gérer cette problématique a évolué au fil des années. « Il y a 30 ans, les propriétaires n’étaient pas prêts à ramasser, il n’y avait pas vraiment de pression sociale à ce sujet. Les villes s’équipaient de motocrottes et prenaient en charge le nettoyage, raconte Hervé Guillaume, consultant à l’Association des villes pour la propreté urbaine. Puis, la pression sociale s’est inversée. Aujourd’hui, on estime que c’est au propriétaire de gérer les déjections de son compagnon et la majorité d’entre eux sont prêts à le faire ».
Mais pour cela, il faut l’y encourager. Selon Hervé Guillaume et l’AVPU, qui accompagne les municipalités sur ce sujet, la réponse doit donc se faire de façon graduée et grâce à cinq leviers complémentaires : – les équipements permettant au chien de bien vivre en ville comme les caniparcs, les aires d’ébats (sorte d’aires de jeux pour chiens) – la communication permanente et pérenne – la sensibilisation, en définissant des publics cibles pour faire passer un message adapté – la médiation sur l’espace public en faisant un travail d’aller vers et pour expliquer les règles établies par la collectivité – la coercition, notamment les amendes.
La répression, l’arme fécale
La répression reste l’arme numéro 1. Certaines villes n’hésitent pas à fixer des amendes au montant dissuasif. À New-York le montant peut aller de 250 à 1.000 dollars. À Perpignan, si l’amende pour flagrant délit de non ramassage de crottes est de 135€, depuis juin 2023, ne pas promener son toutou avec deux sacs à crottes en proche, c’est prendre le risque de devoir payer un PV de 35 euros. Selon Rémi Génis, l’adjoint chargé de la propreté de la ville, la police de la propreté perpignanaise a déjà délivré une dizaine d’amendes de ce montant.
Mais pourquoi deux sacs ? Selon l’adjoint propreté de Perpignan, « quand bien même, le propriétaire se justifie en disant “je viens de l’utiliser”, cela ne marche pas puisqu’il faut en avoir deux ». Depuis le début 2023, 280 personnes ont été contrôlées pour 18 verbalisations et une dizaine de médiations. « Les retours sont très positifs », selon l’élu. Comme il n’est pas toujours possible de prendre les indélicats sur le fait, certaines villes vont encore plus loin.
Inspecteur Colombin mène l’enquête
Dans cette ville du sud de l’Espagne, la municipalité a, depuis 2017, décidé de demander aux propriétaires de chien de se faire connaître et d’enregistrer l’ADN de leur toutou. Une vaste base de données recense plus de 50 000 chiens, soit 85% de la population canine, estime la mairie de cette ville d’un demi-million d’habitants. Depuis 2017, les crottes sur la voie publique font ainsi l’objet d’une analyse ADN. À l’image d’une recherche de criminels dans les Experts à Miami, dès qu’une correspondance est mise à jour, le toutou indélicat et son propriétaire se voient adresser une contredanse de 217 euros.
Au-delà des excréments, les propriétaires de chiens sont obligés, en cas de contrôle, de fournir la preuve que l’ADN de Médor est bien recensé dans le registre municipal. Là aussi, en cas d’oubli, l’amende est de 217 euros. Au total, depuis la mise en place du dispositif et jusqu’à fin 2023, le recensement de son animal ou la non collecte de sa crotte ont donné lieu à 3 291 amendes. Mais, insiste la mairie de Màlaga, les relances successives et les recensements tardifs permettent aussi de tester les nouveaux ADN collectés avec ceux issus d’anciennes collectes.
Le responsable du dossier nous confie : « Nous constatons une augmentation de l’enregistrement des chiens depuis un certain temps et même des « rematchings » positifs de chiens dont les crottes ont été collectées il y a des mois, avec des résultats négatifs, qui sont maintenant positifs car le chien a été enregistré. » Malgré plusieurs demandes, la collectivité ne nous a pas répondu sur le coût du dispositif.
À Béziers, il est aussi question de l’ADN des crottes
La ville de Béziers s’est inspirée de cette méthode. Les habitants et habitantes du centre historique qui sont propriétaires d’amis à quatre pattes doivent, depuis octobre 2023, doter leur compagnon d’une carte ADN en se rendant chez leur vétérinaire. La mairie a même financé un millier de tests lors d’un week-end spécial à l’automne dernier.
Cette carte peut être demandée à tout moment par les agents municipaux, et l’amende est de 35€ en cas de non-présentation du sésame. Ainsi, 1 691 cartes ADN ont été distribuées en huit mois. En cas d’excréments sur la chaussée, le prélèvement est envoyé au “labo”. Le propriétaire mis en faute doit alors s’acquitter « d’un forfait de nettoyage de 122 € », explique Robert Ménard, le maire de la ville. Depuis la mise en place de la mesure, 15 forfaits nettoyage ont été payés par des habitants qui n’avaient pas ramassé la crotte de Médor. 190 amendes pour non-présentation de la carte ADN ont été remises. Pour le maire, c’est un succès : « on compte 65% de crottes en moins dans le centre-ville ». Des chiffres invérifiables.
Des équipements canins fleurissent dans les villes
À mi-chemin entre la répression et l’incitation, de nombreuses villes misent aussi sur les équipements pour faciliter la vie des propriétaires et parier sur leur civisme. Les distributeurs de sacs de crottes, s’ils peuvent sembler une bonne idée, coûtent cher aux collectivités. À titre d’exemple, selon Ouest France, la mairie de Dinard (10 000 habitants), en Bretagne, a acheté 550 000 sacs à crottes pour 3 600 euros en 2023. Soit 0,00065 euro l’unité. Les municipalités sont aussi nombreuses à avoir adopté depuis plusieurs années les vespachiens (ou canisettes), sorte de toilettes pour chiens à ciel ouvert, des espaces clos d’une dizaine de mètres carrés, régulièrement nettoyés par les agents de la ville. Ces aménagements « permettent de créer un espace réservé aux chiens à moindre coût », selon Maëlle Maisonneuve.
Mais, d’après Hervé Guillaume, de l’Association des villes pour la propreté urbaine, ces équipements ne sont pas suffisants. L’”aller vers” grâce à de la médiation dans l’espace public et la sensibilisation systématique des propriétaires sont aussi deux pistes à explorer.
À Versailles, des rencontres en face à fèce
Versailles (Yvelines), en plus d’une campagne publicitaire et de canisites, a opté pour la sensibilisation des propriétaires. Depuis 2008, des médiateurs de la mairie sillonnent les rues de la ville à la rencontre des maîtres et maîtresses. Ils surveillent les trottoirs pour les aborder ou espèrent les croiser directement sur les lieux du crime, les endroits souillés par une crotte non ramassée et signalés par un utilisateur de l’application municipale. « Nous leur expliquons où ils peuvent trouver des sacs, comment les utiliser et où les jeter. S’ils récidivent, nous menaçons de leur mettre un PV. Dans ce cas, c’est la police municipale qui doit intervenir », explique Séverine Joudrier, seule médiatrice restante de l’ancienne équipe de six personnes.
Les jours les plus fastes, elle assure rencontrer 20 à 25 propriétaires. « Nous avons vu une nette différence depuis la mise en place de ce dispositif, les rues sont plus propres », affirme Caroline Peltier-Loyer, cheffe du service de la Propreté Urbaine, avant d’ajouter « la difficulté avec le sens du civisme est qu’il faut le retravailler en permanence, par exemple, lorsqu’il y a de nouveaux propriétaires ou habitants ». Est-ce que ce dispositif est réellement efficace ? Difficile à dire car il n’a pas été étudié de manière objective.
À Lyon, on met les maîtres au parfum de la sensibilisation
« Nous nous sommes rendu compte que la sanction ne fonctionnait pas. Vous satisfaites peut-être les non-propriétaires de chiens, mais vous stigmatisez les propriétaires et vous réduisez le chien, auquel ils sont très attachés, à sa déjection. C’est contre-productif », souligne Angélique Berthet, chargée de mission Prévention Propreté Urbaine à la Métropole du Grand Lyon. Accompagnées par Hervé Guillaume de l’Association des Villes pour la Propreté Urbaine, les 58 communes du Grand Lyon ont donc décidé de miser plutôt sur le bien-être du chien en ville et son éducation. Depuis 2016, un programme systématique de sensibilisation est proposé à tout nouveau propriétaire de chien âgé de moins de 12 mois.
« Nous nous appuyons sur une cinquantaine de vétérinaires partenaires dans toute la métropole, ils leur distribuent notamment une mallette pédagogique ». Dans cette mallette, se trouve un bon pour trois séances gratuites d’éducation canine, un guide de bonne conduite et un petit sac en forme d’os qui permet de ranger des sacs à crottes propres et s’accroche au collier pour les balades. Les cours, prodigués par des éducateurs canins professionnels, ne se concentrent pas uniquement sur la question des déjections mais abordent tous les aspects de la vie du chien en ville : ses besoins essentiels, la cohabitation avec les passants, l’apprentissage de la balade (avec et sans laisse) et bien sûr les devoirs de son propriétaire, dont le ramassage des crottes…
« On estime qu’ils permettent de sensibiliser environ 500 propriétaires par an, soit la quasi-totalité des nouveaux propriétaires », souligne Angélique Berthet. Coût de l’opération : entre 15 000 à 20 000 € par an. « Cela revient moins cher que d’équiper tout le territoire de distributeurs de sacs à déjections. Un distributeur coûte en effet autour de 1000 €, 500 € pour l’équipement et 500 € pour l’entretien et la recharge des sacs. Équiper toute la métropole nous coûterait a minima le même prix, tout en se révélant inefficace pour inciter ceux qui ne ramassent pas ».
Si elle reconnaît qu’il existe toujours une part de récalcitrants difficiles à convaincre, pour la métropole, cette politique de prévention porte ses fruits. Elle en veut pour preuve son baromètre propreté, dont les résultats ne sont pas rendus publics, réalisé tous les trois ans auprès d’un panel d’habitant·es. « Avant 2016, la problématique numéro 1 pointée par les habitants étaient les déjections, maintenant elle arrive en quatrième position, pour nous c’est une preuve de réussite ».
Comment valoriser les déjections canines ?
Autres enjeux pour les municipalités : la valorisation des crottes de chien, qui une fois déposées sur le trottoir deviennent des déchets bien encombrants. Jusqu’au début du XXe siècle, les déjections étaient ramassées pour servir à l’artisanat du cuir. Actuellement, la plupart des étrons finissent dans les poubelles classiques. Quand les ordures sont incinérées, la production de chaleur et d’électricité peut être intéressante. Ainsi en 2015, à Bâle, en Suisse, « avec un ratio estimé de 4 à 10 % en poids de déjections canines contenues dans les déchets des corbeilles de rues », l’incinération des ordures permet de produire assez d’énergie pour la consommation électrique d’une vingtaine de foyers (selon une étude de M. Munck et E. Adler parue en 2015).
L’incinération présente tout de même de nombreuses limites, notamment celle d’émettre des particules toxiques. Dans sa thèse rédigée en 2017, Maëlle Maisonneuve explore aussi la piste du compostage et lombricompostage. Un des bénéfices de ce procédé est de réduire le taux de bactéries et de pathogène, et de transformer la matière organique en engrais pour les plantes. Cela supposerait de mettre en place un circuit de collecte des crottes canines spécifiques.
*Nos jeux de mots
Parce que le sujet des déjections canines est à la fois est propice à de nombreuses railleries, nous nous sommes permis de glisser quelques jeux.
– *Microcrottoir, vous aurez bien compris qu’il s’agit du classique microtrottoir adapté à un article sur les déjections canines.
– *Excrêmement, ou plutôt extrêmement. Les puristes l’auront compris, point de faute d’orthographe ici, mais bien une coquille volontaire pour coller au sujet.
– *fèce pour face. Selon le Robert, les synonymes de fèces sont : excréments, déjections, matières fécales, selles, caca…
En partenariat avec le Collectif Antidotes, cet article a été financé par le European Journalism Centre à travers le programme Solutions Journalism Accelerator. Il est financé par la Fondation Bill & Melinda Gates. Il a été réalisé dans le cadre d’un partenariat éditorial avec la rédaction de Made in Perpignan.
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