La romancière et anthropologue québécoise d’origine palestinienne Yara El-Ghadban sera honorée ce mardi 8 avril 2025 à Perpignan, où elle recevra le prix littéraire Mare Nostrum pour son dernier roman, « La danse des flamants roses », aux éditions Mémoire d’encrier.
Yara El-Ghadban signe avec « La danse des flamants roses » une œuvre puissante, entre fable post-apocalyptique et manifeste poétique. Dans un futur non daté, la mer Morte s’est évaporée, emportant avec elle les repères, les identités et les frontières. Pourtant, une communauté improbable renaît des ruines, dans une vallée oubliée, peuplée d’enfants, de flamants et de légendes. À l’occasion du Prix Mare Nostrum, nous avons échangé avec l’autrice, pour interroger les racines de cette utopie palestinienne et la portée politique de sa fiction.
« Nous savions seulement que nous étions vivants. Une cinquantaine dans la vallée. Oubliés. Alors on a oublié le monde à notre tour. Ses guerres ses haines ses peurs sa laideur. On a oublié le monde ses cartes ses routes ses frontières. On a substitué la vie à la mort. L’amour à la haine. Les éléments les choses se sont donné la main. Le vent à la terre. L’écho aux mots. La danse à la langue. »
Vous vous interrogez : “Et si la Palestine offrait la seule utopie possible ?” Faut-il passer par une destruction quasi totale pour qu’un monde meilleur survienne ? Croyez-vous que de la crise actuelle puisse naître ce monde ?
Ce n’est pas un roman fantaisiste. Au contraire, il est profondément ancré dans l’histoire de la Palestine qui ne se limite pas aux 77 dernières années. Cette terre doit se lire à l’aune d’une histoire millénaire de cohabitation et de pluralité. Jusqu’à la montée d’une certaine idéologie qui veut monopoliser la terre, les gens vivaient très bien ensemble. Il ne faut pas remonter très loin, dans les années 20, « le vivre-ensemble » faisait partie de l’ADN de cette terre.
L’utopie que j’imagine n’est pas née de nulle part. Elle renaît de la catastrophe, mais à condition de dire la vérité, de faire justice, de réparer. Et surtout, elle doit intégrer cette mémoire douloureuse. Il ne s’agit pas de faire table rase. Je crois qu’avant de travailler pour créer un nouveau monde, l’être humain a besoin de l’imaginer d’abord. En tout cas, c’est comme cela que je fonctionne, j’ai imaginé le monde dans lequel j’aimerais vivre.
Ce que nous sommes en train de vivre aujourd’hui est un véritable génocide. Mais je me dis aussi que ce qui se passe avec les Palestiniens n’a rien d’exceptionnel. Et même si cela n’enlève rien à notre souffrance, il y a eu beaucoup de ces moments à travers l’histoire, l’Holocauste, le génocide rwandais ou arménien. Rwanda. Et je sais aussi que les gens trouvent les moyens de renaître à la condition que les choses soient dites.
Pour que justice passe, il faut que réparation soit faite. C’est pour cela que dans ce roman, même si tout commence par la fin du monde, les personnages ne sont pas amnésiques pour autant. Ils sont conscients de leur propre histoire, et ils trouvent le moyen de se réconcilier, de réparer les choses à travers différents rituels. Pour moi, ce monde meilleur n’est possible qu’à la condition que la parole soit libre. Il faut intégrer cette histoire douloureuse, la confronter, dire la vérité et l’intégrer dans nos expériences.
Le livre est dédié au poète Refaat Alareer, tué en décembre 2023 à Gaza. Pourquoi ce choix de dédicace ? Quel lien faites-vous entre littérature et résistance ?
Quand les bombardements de Gaza ont commencé en octobre 2023, j’étais en train de terminer le roman. J’ai failli tout arrêter. L’utopie me semblait soudain déplacée, anachronique. Mon éditeur m’a dit : “Ne laisse pas l’actualité t’arracher ta vision.” Et puis Refaat Alareer a été tué. C’était un grand éducateur amoureux de la littérature. À Gaza, il enseignait aux jeunes qu’il est possible de résister par les mots, que la littérature libère.
Il avait écrit ce poème magnifique, “If I Must Die”. Il demandait que s’il devait mourir, il fallait fabriquer cerfs-volants pour raconter son histoire. Et une nuit, j’ai rêvé de lui, il m’a dit : “Ce roman est un cerf-volant.” Ce rêve m’a libérée, c’est comme si j’avais eu la permission de continuer. La littérature, pour moi, est un acte de résistance, un vecteur de mémoire et d’élan.
Dans ce roman, l’écologie n’est pas un thème périphérique. Peut-on lire ce texte comme un roman écologique ?
Quand j’ai commencé à écrire ce roman, en 2018, je ne pensais pas créer un roman écologique. Mais cette dimension s’est imposée. Je me suis dit : à quoi bon rêver d’une Palestine libre sur une planète qui se meurt ? L’utopie n’est possible que si les humains comprennent et acceptent qu’ils ne pourront pas être les maîtres de la terre, et simplement la traiter comme une commodité ou une possession. Non, ils doivent réintégrer le cercle des vivants. Ce qui signifie qu’un jour, on pourra être prédateur, et le lendemain une proie. C’est aussi pour cela que j’ai voulu donner la parole au vivant.
Ankabout est une araignée conteuse, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ce personnage ?
Effectivement, Ankabout signifie “araignée” en arabe. J’avais besoin d’une espèce de tisseuse de l’histoire, celle qui peut regarder de loin ; et avoir accès à tout, le passé, le présent, et l’avenir. Ankabout est celle qui relie tout le monde, les personnages, mais aussi le temps. Cette araignée a la capacité de ponctuer le temps, dire le temps de la ville, de la vallée, de l’amour et de la révolte. Ankabout n’a aucune contrainte, elle n’a pas de limite. Oui, un peu comme moi en tant qu’auteur. Il est vrai que je me suis autorisée toutes les libertés dans ce roman. J’ai vraiment laissé mon imagination aller jusqu’au bout. Si l’on se met des limites, à quoi cela servirait de créer un monde, une utopie ? Au contraire, moi ce que je veux c’est lever les frontières.
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