Un gâteau de riz abandonné sur une table de cuisine à Irún, le 18 août 1936. Cette image inaugurale de Goya de père en fille cristallise toute la densité mémorielle que Léonor de Récondo déploie dans ce récit où s’entremêlent filiation artistique et exil politique. Léonor de Récondo, Goya de père en fille, Éditions Verdier.
Le site d’information Made In Perpignan s’associe à Mare Nostrum, devenu la référence littéraire du bassin méditerranéen. Dans le cadre de ce partenariat prestigieux, Jean-Jacques Bedu, président du Prix littéraire Mare Nostrum, dévoile ses coups de cœur.
Avec Goya de père en fille, l’autrice convoque les gravures des Désastres de la guerre de Goya comme miroir d’une histoire familiale fracturée par la guerre civile espagnole, transformant l’atelier parental en territoire de transmission silencieuse où les monstres graphiques du peintre aragonais dialoguent avec les fantômes d’une République perdue.
La force du texte réside dans sa capacité à tisser ensemble les temporalités : 1810 et les guerres napoléoniennes de Goya, 1936 et l’exil républicain, 2023 et les tentatives administratives de réparation mémorielle. Cette stratification temporelle permet à Léonor de Récondo d’explorer la notion de « nasse » identitaire, ce filet inextricable fait de langues qui s’entrecroisent (français, basque, espagnol), de silences imposés, d’histoires fragmentaires. L’écriture épouse cette multiplicité linguistique, passant d’une prose contemplative à des éclats poétiques, notamment dans la traduction finale du poème de Lorca, « L’âme absente », qui résonne comme un tombeau littéraire pour tous les exilés.
Quand le violon devient langue de l’exil et geste de transmission
L’originalité de l’approche de Léonor de Récondo tient à sa lecture corporelle et sensorielle de la transmission. Le violon – dont elle est une virtuose – incarne la métaphore vivante de l’exil, « l’instrument du voyage, des diasporas », choisi dès quatre ans, âge symbolique qui fait écho à celui du père lors de la traversée du pont International entre Irún et Hendaye. Cette coïncidence des âges structure le récit selon une logique de réverbération générationnelle où les gestes se répètent et se transforment : le père dessine ses Prison, séries de gravures dénonçant les geôles franquistes ; la fille cuisine rituellement un riz au lait avant chaque tournée, perpétuant inconsciemment le gâteau abandonné de 1936.
L’autrice dévoile comment l’art devient « l’un des seuls territoires de liberté totale », espace où les frontières s’abolissent. Les gravures de Félix de Récondo, reproduites dans le livre, entrent en dialogue visuel avec le texte, créant une architecture mémorielle où les cellules torturées font écho aux cases compartimentées de Goya. Cette mise en abyme graphique enrichit considérablement la portée du récit, transformant le livre en objet-archive, en monument portable.
Des papiers à fournir pour prouver l’exil : une blessure toujours vive
Le tournant dramatique survient lors de la demande de nationalité espagnole en 2023, dans le cadre de la loi sur la mémoire démocratique. L’exigence de « justificatifs du statut d’exilé » déclenche une crise identitaire profonde : « Il ne suffit pas de perdre, encore faut-il le prouver. » Cette confrontation bureaucratique avec l’Histoire révèle la permanence de la blessure et l’impossibilité de réparer administrativement ce qui relève de l’intime et du collectif enchevêtrés. Récondo transforme cette humiliation en matière littéraire, exposant les paradoxes des politiques mémorielles qui prétendent suturer des plaies transgénérationnelles par des tampons officiels.
De l’Espagne franquiste à la Méditerranée d’aujourd’hui : un texte politique
La prose de Léonor Récondo fonctionne comme un palimpseste où se superposent les strates narratives : souvenirs d’enfance dans l’atelier parisien, récits familiaux de l’exil, ekphrasis des gravures de Goya, méditations sur l’apatridie du père resté sans nationalité jusqu’à quarante ans. Cette écriture stratifiée permet d’explorer la question de la loyauté identitaire sous toutes ses facettes, questionnant ce que signifie hériter d’une histoire qu’on n’a pas vécue, mais qui vous constitue.
L’autrice excelle dans l’art de faire résonner les échos contemporains de son récit familial : les « processions de femmes et d’enfants qui cherchent un asile », les naufrages en Méditerranée transforment le pont International de 1936 en symbole universel des franchissements forcés. Cette universalisation du particulier confère au texte une dimension politique actuelle, rappelant que chaque époque produit ses « désastres de la guerre » et ses cortèges d’humiliés.
Goya de père en fille s’impose comme une méditation puissante sur la transmission artistique comme forme de résistance à l’oubli, où l’écriture devient « torche » permettant de traverser les silences générationnels, illuminant ces zones d’ombre où se logent les traumas collectifs qui façonnent, à leur insu, les destins individuels.
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