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La reco lecture de Mare Nostrum : Les Cathares, seraient-ils les ennemis fabriqués par l’Église ?

La reco lecture de Mare Nostrum : Les Cathares : récit d’une invention politique et théologique redoutable

À l’heure où les fameux « châteaux cathares » abandonnent enfin leur nom de baptême touristique pour briguer une place à l’UNESCO sous une appellation plus sobre et historiquement juste, l’essai d’Arnaud Fossier, Les Cathares, ennemis de l’intérieur, arrive comme une explication de texte magistrale. Avec Les cathares, ennemis de l’intérieur (La Fabrique éditions), Arnaud Fossier nous offre un guide pour naviguer entre la mémoire confisquée et l’histoire instrumentalisée.

Le site d’information Made In Perpignan s’associe à Mare Nostrum, devenu la référence littéraire du bassin méditerranéen. Dans le cadre de ce partenariat prestigieux, Jean-Jacques Bedu, président du Prix littéraire Mare Nostrum, dévoile ses coups de cœur.

L’historien ne nous raconte pas tant les Cathares qu’il nous révèle comment ils furent inventés, nommés, puis traqués. C’est cette histoire-là, celle d’un discours forgé dans les cellules de l’Inquisition, puis recyclé par les mythes contemporains au point de devenir un produit d’appel pour des citadelles royales, qu’il déroule, entre archive et critique.

Qui parle des Cathares ? Quand l’histoire naît d’un silence

Toute histoire des Cathares commence par une absence, un vertige. De ce mouvement qui a embrasé le Languedoc médiéval, qui a provoqué une croisade et fait naître l’Inquisition, nous avons conservé des milliers de pages. Pourtant, aucune ne fut écrite par la main d’un « Cathare » (qu’il faudrait plutôt appeler « bon-chrétien ») se réclamant comme tel. Leurs croyances, leurs rites, leurs espoirs nous parviennent filtrés, déformés, réécrits par la voix de leurs juges et de leurs bourreaux. C’est ce paradoxe fondateur qu’Arnaud Fossier, historien et archéologue des discours, prend comme point de départ. Son livre retrace avec une patience d’orfèvre le processus par lequel un silence a été transformé en un récit abondant et suspect. Il explore moins la dissidence cathare que l’immense machine textuelle et judiciaire qui l’a conçue, nommée et finalement anéantie.

Dans l’ombre des aveux : l’Inquisition comme machine à produire du sens

L’ouvrage nous plonge dans l’univers des registres d’inquisition, ces archives de la parole contrainte où chaque aveu est une victoire pour le pouvoir et une défaite pour l’histoire. Arnaud Fossier exhume la mécanique du soupçon et la rhétorique de la culpabilité. Il nous invite à lire les interrogatoires de Jacques Fournier à Montaillou ou de Pierre Cellan en Quercy comme on décrypterait un palimpseste, en cherchant sous le texte officiel les traces effacées des résistances et des stratégies de survie. Le livre formule une hypothèse fondamentale : notre connaissance de la « religion cathare » est « exclusivement une littérature de combat ». L’histoire cathare est avant tout l’histoire d’une construction, celle d’un ennemi intérieur absolu dont la menace justifia l’émergence d’une « société de persécution ».

L’historien avance ici en état de doute permanent, déconstruisant les certitudes avec les outils de la philologie, de la sociologie historique et de l’analyse des pouvoirs. Il bouscule l’image romantique des hérétiques au grand cœur pour nous restituer la complexité d’individus pris dans les rets d’un pouvoir épistémologique qui les définit pour mieux les détruire. Chaque page nous rappelle cette leçon d’humilité : l’archive est un champ de bataille, et l’historien se doit d’y avancer avec la conscience aiguë qu’elle garde avant tout la mémoire du vainqueur.

Le mythe cathare serait le reflet d’un monde en crise

Au-delà de la fabrique du discours, Fossier explore la matière sociale même qui a nourri la dissidence. À travers le chapitre « Rats des villes ou rats des champs ? », il pulvérise l’idée d’un bloc monolithique pour exhumer les tensions concrètes : d’une part, une petite noblesse rurale déclassée, hostile à un clergé qui accapare les terres ; de l’autre, une bourgeoisie urbaine émergente en Italie, en quête d’une spiritualité moins hiérarchique et plus en phase avec ses nouvelles solidarités. L’hérésie apparaît alors moins comme une doctrine que comme le symptôme d’un monde en mutation, le point de convergence de frustrations multiples face à une Église devenue une puissance temporelle et fiscale. Cette analyse sociale, fine et nuancée, donne de la chair à la construction intellectuelle de l’ennemi.

La structure du livre, qui suit une logique à la fois chronologique et thématique, déploie progressivement les strates de cette fabrication de l’hérésie. La prose de Fossier, d’une précision analytique, se double d’une fermeté polémique qui affronte directement les lectures régionalistes ou ésotériques, en démontant leurs fondations textuelles avec une rigueur implacable. Il écrit : « L’accusé, de fait, n’a jamais l’initiative de la parole. Il n’est que le répondant à un questionnaire figé, organisé selon une grille codifiée dans les manuels d’inquisiteurs ». Cette phrase condense l’enjeu de son approche : la voix que nous entendons est un écho conditionné par le pouvoir.

Ce que dit l’archive, ce qu’elle tait aussi

Arnaud Fossier nous confronte ainsi à une question vertigineuse : une fois la parole de l’hérétique révélée comme une construction du juge, que reste-t-il du dissident lui-même ? Loin de sombrer dans un scepticisme stérile, l’auteur répond en déplaçant le regard. Il suggère que la véritable histoire de ces « dominés » réside moins dans leurs croyances, devenues insaisissables, que dans leurs actes de dissidence face à un ordre écrasant. La critique de l’archive devient alors un acte politique, une manière de rendre justice en exposant l’injustice de la parole confisquée.

Montségur, Graal, Occitanie : le business de la mémoire

À partir de son dernier tiers, Les Cathares, ennemis de l’intérieur devient une chronique plus contemporaine, une méditation sur la persistance des mythes et leur instrumentalisation politique. L’historien retrace la seconde vie des Cathares, celle qui commence au XIXe siècle, quand l’historiographie protestante et le régionalisme occitan s’en saisissent pour en faire un martyr de la liberté de conscience. Le livre politise ainsi le regard que nous portons sur le passé médiéval. Sous sa plume, la figure du Cathare rejoint le panthéon des spectres utiles, Templiers gardiens du Graal, Spartiates symboles d’austérité martiale. Ces figures réinventées en disent davantage sur nos angoisses modernes que sur la réalité historique.

Comment résister à la tentation du mythe ?

En montrant comment une dissidence populaire a été figée en une doctrine structurée, puis réappropriée comme un symbole de résistance, Arnaud Fossier interroge notre propre rapport aux récits séduisants. Comment résister à la tentation du mythe, surtout quand il donne une voix glorieuse aux vaincus ? La réponse que formule l’ouvrage se trouve dans la méthode historique elle-même : une ascèse du soupçon, un effort constant pour entendre les rapports de pouvoir derrière chaque parole prétendument authentique. En refermant Les Cathares, ennemis de l’intérieur, on mesure le chemin parcouru dans les pas des grands précurseurs : Michel Roquebert (L’épopée cathare en 4 tomes), Anne Brenon (Le vrai visage du catharisme).

Loin des fresques épiques sur les bûchers de Montségur, Arnaud Fossier nous offre une histoire plus silencieuse et inquiétante : celle d’un spectre dont les traits ont été dessinés par d’autres et qui continue de hanter notre imaginaire. L’histoire qu’il nous livre est celle d’une absence qui nous apprend, aujourd’hui encore, à nous méfier des vérités trop bien dites et des identités trop évidentes.

Découvrir ou redécouvrir la précédente chronique de Mare Nostrum.

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