Aller au contenu

La reco lecture de Mare nostrum : un témoignage de guerre qui interroge notre regard sur l’horreur

La reco lecture de Mare nostrum : Sa Majesté du carnage : plongée au cœur du chaos

Article mis à jour le 6 octobre 2025 à 08:34

Comment raconte-t-on la guerre lorsqu’on l’a traversée tant de fois ? Dans Sa Majesté du carnage, Philippe Lobjois choisit un récit éclaté, une mosaïque de moments où s’entrelacent narration de terrain et méditation existentielle. Philippe Lobjois, Sa Majesté du carnage, aux Éditions Récamier.

Ce récit à plusieurs voix – celle des villes, des morts, des fixeurs, des civils, du journaliste lui-même – compose une méditation funèbre, vibrante et furieuse, qui transforme le reportage en littérature de guerre.

Le site d’information Made In Perpignan s’associe à Mare Nostrum, devenu la référence littéraire du bassin méditerranéen. Dans le cadre de ce partenariat prestigieux, Jean-Jacques Bedu, président du Prix littéraire Mare Nostrum, dévoile ses coups de cœur.

Comprendre l’Ukraine à travers les guerres passées : une lecture stratifiée du chaos

Le premier geste de Philippe Lobjois est de déconstruire le mythe d’une guerre neuve, surgie de nulle part. L’invasion de l’Ukraine n’est pas pour lui une page blanche, mais un palimpseste macabre où les fantômes des conflits passés ne cessent de resurgir. Le siège de Kyiv lui rappelle immanquablement « les souvenirs d’Alep, de Dubrovnik, de Sarajevo ou de Vukovar », et les atrocités de Boutcha viennent s’ajouter à son « petit musée de la dégueulasserie humaine », cette statuaire intime de l’horrible où voisinent « têtes coupées de Rangoon, cadavres éventrés en Afghanistan, corps noirs et bour-souflés ». Cette superposition constante des théâtres d’opérations est le véritable moteur narratif du livre. Le journaliste ne raconte pas seulement l’Ukraine ; il la lit à travers le prisme de son expérience accumulée.

C’est en cela que son écriture dialogue avec celle des grands noms du New Journalism de guerre. Comme Michael Herr dans ses Dépêches, il adopte une subjectivité radicale où la perception du réel est altérée par l’omniprésence de la violence et l’épuisement psychique. La structure même du récit, faite d’une succession de scènes brèves, de portraits saisis sur le vif et de réflexions introspectives, mime un esprit qui ne peut plus organiser l’horreur selon une logique linéaire. Si Herr décrivait le Vietnam avec une intensité quasi psychédélique, Philippe Lobjois arpente l’Ukraine avec la gravité lasse de celui qui reconnaît un paysage familier : celui de la déshumanisation. Son récit n’est pas tant fragmentaire que stratifié ; chaque éclat de la réalité ukrainienne en révèle un autre, plus ancien, exhumé des charniers des Balkans ou des plaines afghanes.

Une guerre Go Pro sous un silence de mort

Pour rendre compte de ce réel fracassé, Philippe Lobjois déploie une langue précise, charnelle, qui s’attache moins aux grandes manœuvres stratégiques qu’à la matière même de la destruction. C’est une écriture qui progresse par touches sensorielles, élaborant une grammaire de la ruine où chaque détail a la force d’une métonymie. La description du corps de la « martyre du 58 rue de la Gare » est un modèle de cette approche : l’auteur ne se contente pas de rapporter l’atrocité, il la décompose, forçant le lecteur à une confrontation visuelle insoutenable. La « matière grise de sa cervelle » prise pour de la peinture, la cavité béante du crâne, la découverte tardive de son nom, Oksana Soulyma, tout concourt à transformer une victime anonyme en une incarnation absolue et singulière de la barbarie.

Cette obsession du détail, ce refus de l’abstraction, témoigne d’un choix stylistique et éthique. Philippe Lobjois sait que la guerre, par son ampleur, tend à l’irreprésentable. Face à l’avalanche d’images générées par cette « guerre Go Pro », où chaque soldat est son propre cameraman, son écriture opère un travail de décélération et de mise au point. Il s’attarde là où les flux d’information passent, il écoute les silences qui séparent deux bombardements, il observe les gestes de survie les plus infimes. Ce faisant, il ne tombe pas dans une saturation du pathos.

La cruauté de certaines scènes est toujours contrebalancée par la dignité des vivants : ces pompiers qui continuent leur mission sous les missiles, ces habitants d’un village qui s’obstinent à réparer leur maison éventrée, ou cette dresseuse de chiens qui tente de soigner les traumatismes des enfants et des animaux. En alternant la vision du carnage et celle de la résilience, le récit trouve un équilibre précaire mais essentiel, évitant de faire du lecteur un simple voyeur.

Le journalisme de guerre face à ses limites dans un conflit hors cadre

Sa Majesté du carnage est aussi une profonde réflexion sur le métier de journaliste de guerre à une époque de saturation médiatique et de guerres dématérialisées. Confronté aux drones, aux images satellites et aux soldats-reporters, le témoin traditionnel semble presque anachronique. Philippe Lobjois le reconnaît : « Pour les journalistes, la guerre en Ukraine était une guerre de deuxième ligne ». Le front, la « ligne zéro », est devenu quasi inaccessible, un horizon fantasmé et jalousement gardé. Le livre tire sa force de cet aveu de semi-impuissance. Il montre ce que la guerre est devenue pour ceux qui tentent de la raconter : une attente, une frustration, et la recherche de vérités périphériques.

Cette position en retrait confère au récit une portée méditative singulière. C’est un journal de guerre qui interroge sa propre légitimité et ses propres limites. L’épisode du fixeur Kirill, qui part seul filmer l’enfer d’Avdiivka, fonctionne comme un miroir tendu à l’auteur et au lecteur. Jusqu’où peut aller le désir de témoigner ? À quel moment la quête de l’image devient-elle une mise en danger qui outrepasse la raison ? Le livre n’apporte pas de réponse simple, mais il pose la question avec une honnêteté brute.

Il ne cherche pas à conclure, à rassurer ou à offrir une morale. Sa conclusion est une porte laissée ouverte sur l’effroi : « À l’Est, le monstre s’était réveillé et il avait faim ». Par ce livre exigeant et à vif, Philippe Lobjois ne nous offre pas une lecture de la guerre en Ukraine ; il nous rappelle que cette guerre, comme toutes celles qui l’ont précédée, est une entité souveraine qui nous regarde et nous concerne tous. Elle n’est pas un spectacle, mais une condition humaine qui ne demande qu’à déborder.

Découvrir ou redécouvrir la précédente recommandation de Mare Nostrum.

Made In Perpignan est un média local, sans publicité, appartenant à ses journalistes. Chaque jour, nous enquêtons, vérifions et racontons les réalités sociales, économiques et environnementales des Pyrénées-Orientales.

Cette information locale a un coût. Et pour qu’elle reste accessible à toutes et tous, sans barrière ni influence, nous avons besoin de votre soutien. Faire un don, c’est permettre à une presse libre de continuer à exister, ici, sur notre territoire.

Participez au choix des thèmes sur Made In Perpignan

Envie de lire d'autres articles de ce genre ?

Comme vous avez apprécié cet article ...

Partagez le avec vos connaissances