Porté par la voix vibrante de Benito, Les Mandragores traverse le Paris des marges — de l’Amore à Sainte-Anne en passant par le Jardin d’Éden — pour transmuer un héritage toxique en fraternité concrète. Entre gestes de soin, humour et musique, Marius Degardin fait du silence une matière vive. Un premier roman particulièrement réussi.
Le site d’information Made In Perpignan s’associe à Mare Nostrum, devenu la référence littéraire du bassin méditerranéen. Dans le cadre de ce partenariat prestigieux, Jean-Jacques Bedu, président du Prix littéraire Mare Nostrum, dévoilera ses coups de cœur. Pour sa première chronique, le passionné des mots a choisi un premier roman, celui de Marius Degardin, « Les Mandragores », paru aux éditions du Panseur.
Le cri silencieux d’une fratrie
Comment nommer ce qui n’a pas de mots ? Comment raconter le vide laissé par des parents qui s’effacent, laissant derrière eux une fratrie livrée à elle-même, un héritage de silence et de fureur contenue ? Les Mandragores de Marius Degardin explore ce territoire intime où le mutisme devient une seconde peau. Le roman ne s’offre pas comme une polyphonie au sens strict, mais plutôt comme le monologue intérieur puissant de Benito, le benjamin, qui porte en lui les voix, les blessures et les récits de ses aînés.
C’est à travers son regard que se recompose le puzzle d’une famille d’origine italienne dans le Paris populaire des années 1970 et 1980, une histoire où l’absence des figures parentales creuse un abîme que seuls les liens du sang, tissés de loyautés complexes et de solidarités instinctives, tentent de combler. Ce texte cartographie les géographies de la résilience, là où l’humanité se réinvente à travers les gestes du quotidien et une dignité sculptée dans la matière même des vies modestes.
Une géographie des corps et des lieux
Marius Degardin ancre son récit dans un réalisme sensoriel où les lieux ne sont jamais de simples décors, mais des espaces vivants, ambivalents, qui façonnent les destins. Le restaurant familial, L’Amore, est une brasserie en perdition, un huis clos saturé des odeurs de cuisine et des fantômes du passé, un refuge autant qu’une prison. Le Jardin d’Éden, sous ses dehors de paradis exotique, révèle un lieu de survie âpre où les corps se monnayent et les rêves s’épuisent. Enfin, l’hôpital psychiatrique de Sainte-Anne est dépeint dans toute sa dualité : un univers de contention, avec ses murs gris, ses uniformes et ses règles absurdes, mais aussi un improbable creuset de solidarités où des amitiés imprévues viennent fissurer la violence institutionnelle.
L’écriture de Marius Degardin magnifie ces espaces, en montrant comment ils imprègnent les corps et conditionnent les relations. Ces corps sont d’ailleurs de véritables archives. La cécité de Piero est le point de départ d’une perception accrue du monde, un univers sonore et tactile qui nourrit sa peinture et sa musique. Le bec-de-lièvre de Chiara devient la source d’un « beau sourire », une brèche de lumière dans un visage marqué par la lutte. Chaque personnage porte les stigmates de l’histoire familiale, transformant la fragilité en une forme singulière de force. Le roman explore ainsi une fraternité profondément incarnée, faite de contacts, d’étreintes, de soins, qui se déploie comme un langage alternatif face à la faillite des mots.
L’héritage en partage
Les Mandragores tire son titre d’un puissant symbole végétal qui éclaire toute la portée du roman. La mandragore, cette plante aux racines anthropomorphes, est présentée par Albert, le botaniste de l’asile, comme « les enfants de la mort », née du sperme des pendus. Cette origine funeste renvoie directement à l’héritage toxique que les enfants Cipriani doivent porter. Pourtant, le récit ne s’arrête pas à ce constat. Albert propose un chemin : arracher ces racines pour les exposer à la lumière, les cultiver, et peut-être en tirer des fleurs. Le roman se déploie alors comme la chronique de ce lent et difficile travail de transformation. Il s’agit, pour les personnages, d’apprendre à vivre avec leur héritage sans s’y laisser enfermer.
Ce partage se manifeste aussi à travers une riche intertextualité, où les mythes, les références bibliques et les figures littéraires irriguent le quotidien. Les prénoms mythologiques des prostituées du Jardin d’Éden, les allusions à la statuaire religieuse ou les poèmes de Baudelaire recopiés sur un programme de cinéma constituent un herbier symbolique où les personnages puisent des structures pour penser leur propre existence. Cette culture modeste, faite de bribes, de chansons populaires et de rituels partagés, devient une ressource essentielle pour donner du sens à des vies marquées par la précarité. L’écriture de Marius Degardin orchestre ce dialogue entre le trivial et le mythique, montrant comment, même dans les existences les plus ordinaires, une quête de transcendance est à l’œuvre.
Vers une renaissance ?
Les Mandragores est un roman qui saisit par sa justesse et sa profondeur. L’écriture, précise et charnelle, cadence le récit en alternant des scènes d’une grande intensité dramatique et des moments de grâce suspendus. En se focalisant sur le point de vue de Benito, Marius Degardin réussit à donner une voix à l’inexprimable, à traduire le poids du silence et la complexité des attachements. Ce premier roman aboutit à une respiration finale qui ouvre un espace de renaissance. Il nous rappelle que si l’on ne choisit pas ses racines, on peut toujours décider de ce que l’on en fait. Une œuvre qui polit la dignité des vies humbles et qui nous laisse avec cette certitude : c’est dans le soin apporté aux autres que se trouve la plus sûre des boussoles.
Marius Degardin, Les Mandragores, Les éditions du Panseur, 16/08/25, 312 pages, 21,90 €
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