Les restes humains fossiles ne peuvent plus se contenter de méthodes traditionnelles. Pour faire parler les fossiles, il faut utiliser les techniques de pointe à notre disposition. La microtomographie à rayons X, appelée familièrement scanner à haute résolution, est ainsi devenue un outil indispensable pour les paléoanthropologues. Elle permet d’observer les fossiles avec une précision allant jusqu’à 0,01 mm. Mais pourquoi s’embarrasser de tels détails ? En quoi la microtomographie peut-elle nous aider à reconstituer l’histoire évolutive européenne ? Que peut-on voir à l’intérieur des dents ? Credit © Denis Dainat (EPCC-CERP)
Cet article a été rédigé par Tony Chevalier, ingénieur pour l’université de Perpignan et le Centre européen de recherches préhistoriques, spécialité paléoanthropologie, au sein du laboratoire Histoire Naturelle des Humanités Préhistoriques (HNHP). Cet article fait partie d’une série réalisée en partenariat avec le Musée de Préhistoire de Tautavel.
Une brève histoire européenne… non consensuelle
Les plus anciens restes humains retrouvés en Europe ont environ 1,3 million d’années ; ils s’apparentent à des Homo erectus, si l’on accepte une définition large de ce terme. Vers 600 000 ans, apparaissent les Homo heidelbergensis, des Hommes pourvus de gros bourrelets au-dessus des orbites et d’un front fuyant, dont la masse corporelle pouvait atteindre 90 kg, et dont le cerveau pouvait être aussi grand que celui de nombreux Homo sapiens. L’une des hypothèses suggère que les Homo heidelbergensis auraient donné naissance aux Homo sapiens en Afrique et aux Néandertaliens en Europe, mais l’histoire de cette espèce fait l’objet de vifs débats.
La période comprise entre 600 000 et 150 000 ans fait l’objet de controverses quant au déroulement de l’évolution humaine en Europe : y avait-il une seule ou plusieurs lignées humaines ? Quels processus sont à l’origine de la grande variation morphologique observée ? Certains chercheurs suggèrent l’existence de deux lignées en Europe : l’une ressemblant fortement à Néandertal (et aboutissant aux « vrais » Néandertaliens il y a environ 200 000 ans), et l’autre présentant des formes plus archaïques. Cette dernière renfermerait les Hommes de Tautavel, c’est-à-dire les Hommes de la Caune de l’Arago. D’autres considèrent qu’il n’y a qu’une seule lignée comprenant, à chaque étape évolutive, des formes plus ou moins archaïques contemporaines, dont l’évolution aboutirait à Néandertal, à la suite d’une dynamique populationnelle complexe.
Cette grande variation humaine, observée à partir de l’ensemble des restes humains européens du Pléistocène moyen (entre 780 000 et 150 000 ans), pourrait être liée aux variations climatiques, à l’isolement des petites populations, à la dérive génétique, à l’apport génétique extra-européen (source régulière de nouveautés morphologiques) ou à des modifications complexes survenant au cours du développement (par exemple, des modifications génétiques ciblées sur une région du crâne pourraient avoir un effet général sur la morphologie crânienne au cours de la croissance).
À Tautavel, nous souhaitons intervenir dans ce débat, mais pour cela, nous devons nous armer des bons outils.

Des rayons et des dents pour y voir plus clair
Nous nous demandons toujours si la variation observée au sein d’un ensemble de fossiles, et plus particulièrement si elle est élevée, est le reflet de la présence d’une seule espèce ou de plusieurs espèces. En l’absence d’une grande abondance de fossiles, nous devons faire parler chaque fossile et chacune de ses particularités morphologiques. C’est là qu’interviennent les rayons X et les dents. Les dents, qui sont fortement minéralisées, se conservent très bien et sont donc relativement abondantes. Toutefois, elles sont souvent usées par la mastication, ce qui fait disparaître des détails importants. Les petites crêtes présentes sur la surface de mastication et la forme générale de la dent sont de précieux indices pour reconstituer notre évolution.
La dent, qui présente une forte composante génétique, a depuis longtemps fait ses preuves pour différencier les espèces animales et humaines. Grâce à l’imagerie, nous pouvons ainsi pénétrer à l’intérieur de la dent pour mesurer ce qui n’est pas mesurable et voir ce qui n’est pas observable avec les outils traditionnels et, découvrir ce qui n’est plus visible. De manière étonnante, si l’on enlève virtuellement l’émail d’une dent un peu usée, on peut encore décrire les crêtes qui étaient initialement à la surface de l’émail. Il y a comme une copie interne sur la dentine de ce qu’il y avait à l’extérieur ; en fait, d’un point de vue développemental, c’est l’extérieur qui renvoie une image de ce qui a été développé à l’intérieur, autrement dit à la jonction entre la dentine et l’émail.
Aujourd’hui, il est tout naturel pour un paléoanthropologue d’utiliser un microtomographe à rayon X comme celui que nous utilisons à l’Institut des Sciences de l’Evolution de Montpellier (ISEM), au sein du Montpellier Ressources Imagerie (MRI). Cet appareil génère in fine des images bien plus précises que celles obtenues avec les scanners médicaux mais ici la protection est de mise, il n’est pas question de mettre un individu vivant sous les rayons !

Après avoir été scannées, les dents sont reconstruites à l’aide d’un logiciel dédié à cette tâche : les milliers de radiographies réalisées sont transformées en milliers d’images. Ces images ouvertes ensemble permettent d’obtenir un modèle 3D que l’on peut ensuite découper virtuellement. Une série d’images atteint régulièrement un poids de plus de 20 gigaoctets. Le développement constant des logiciels et la puissance croissante des ordinateurs autorisent désormais d’exploiter des fichiers de plusieurs dizaines de gigaoctets. Pour les dents, le travail consiste à séparer virtuellement les différents tissus que sont l’émail et la dentine : le premier apparaît comme plus blanc car plus dense.
En pratique, nous effectuons un coloriage semi-automatisé. À l’issue de cette séparation, des modèles 3D surfaciques sont créés : d’un côté l’émail, de l’autre la dentine. Nous pouvons ensuite observer la dentine, ou plus précisément, la jonction entre l’émail et la dentine (qui représente la fameuse face cachée interne) afin de décrire les crêtes et d’analyser la forme interne de la dent en 3D. Enfin, ces modèles 3D sont également utilisés pour mesurer l’épaisseur moyenne d’émail de la dent.
Les dents de Tautavel (Caune de l’Arago) offrent une réelle opportunité de participer aux débats européens sur l’origine de Néandertal
D’un point de vue anthropologique, la Caune de l’Arago est incontournable en raison du nombre de restes humains exhumés (152 restes). La présence de dents de lait, notamment de molaires de lait lui donne un attrait tout particulier au regard des études qui sont habituellement effectuées. Effectivement, ce type de dents est encore trop peu étudié chez Néandertal et ses ancêtres, et celles de Tautavel n’ont encore fait l’objet d’aucune étude approfondie : c’est ce que nous allons faire.
Notre étude bénéficie également de dents provenant d’autres sites, dents inédites pour le type de méthode que nous souhaitons appliquer. Cela comprend celles du site d’Orgnac 3, en Ardèche, datant d’environ 280 000 ans, et celles du site du Lazaret, à Nice, datant d’environ 160 000 ans. Nous couvrons ainsi une période passionnante, allant de 500 000 à 150 000 ans, jalonnée de grandes modifications climatiques, et qui a vu l’apparition des Hommes de Néandertal.
Ce travail développé au sein de notre unité de recherche (HNHP) se fait en collaboration avec l’université de Bordeaux (laboratoire PACEA) et notamment le professeur Thomas Colard, spécialiste des dents ; le traitement des données est réalisé sur le plateau de traitement numérique de notre laboratoire (HNHP) au sein d’une antenne de l’université de Perpignan située à Tautavel.
Ce projet bénéficie d’un financement de l’université de Perpignan (Bonus Qualité Recherche 2025-2026). Précisons que les collections de fossiles humains de la Caune de l’Arago et d’Orgnac 3 sont conservées au sein des réserves archéologiques du musée de Tautavel (EPCC-CERP).
Que pouvons-nous espérer découvrir sous la couronne d’émail ?
Il existe une crête bien connue des paléoanthropologues, appelée « crête moyenne du trigonide », (voire petites flèches banches ci-dessous). Cette crête est très fréquemment observée sur les molaires inférieures permanentes des populations anciennes non « sapiens », mais rarement chez les Homo sapiens, qu’ils soient anciens ou récents.

Chez de nombreux Néandertaliens, cette crête présente une forme particulière sur les deuxièmes molaires inférieures temporaires (= molaire de lait). Nos premiers résultats sur les molaires temporaires de nos fossiles nous indiquent que cette crête est bien présente à Tautavel mais le type néandertalien est absent. Concernant la forme en 3D, nous attendions une forme archaïque, non néandertalienne, et c’est bien ce que nous indiquent nos résultats préliminaires, même si la morphologie identifiée à Tautavel semble peu éloignée de ce groupe.
Ce qui nous étonne le plus dans la première phase de cette étude, c’est la forme très particulière de la dent de 160 000 ans de la grotte du Lazaret. Nous n’aurions pas été surpris de trouver une très forte ressemblance avec Néandertal, mais elle s’en éloigne fortement d’après l’analyse de la forme en 3D, même si l’étude de la fameuse crête donne un signal plutôt néandertalien.
Que signifie une telle particularité qui rappelle les résultats obtenus sur un front trouvé dans le même site archéologique ? Y-aurait-il eu un isolement de certaines populations méditerranéennes vivant sous des conditions climatiques particulières ? Ou les Hommes du Lazaret représentaient-ils simplement un témoin de la fin du processus de néandertalisation alors que les restes humains de Tautavel représenterait un témoignage du premier stade menant vers Néandertal ? Nous ne le savons pas encore, il faudra être patient pour connaître la suite de l’histoire !
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