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Témoignage d’une expatriée française en Asie – « On est rationnelles ou stupides de rester ici ? »

La pagode Sule, site religieux situé au milieu d’un des rond-points habituellement très fréquenté de Yangon, le 13 avril. © Ludivine Paques

Article mis à jour le 21 août 2020 à 12:33

« Rassure-moi, on est rationnelles ou stupides de rester ici ? » – Récit et photos par Ludivine Paques.

Le 29 mars, une amie à Yangon me tient ces propos sur Facebook, entre deux échanges sur les horaires d’ouverture des marchés et notre dernier essai de pétrissage de pain maison. J’avais anticipé l’annonce des premiers cas officiels de coronavirus ; tout en prenant la décision de me confiner à la maison et de télétravailler dès la mi-mars. Mon copain français, Charly, qui vit avec moi, n’allait pas tarder à s’y mettre aussi. 

♦ J’ai répondu à mon amie qu’on était rationnelles.

Parce qu’on n’a pas forcément les moyens d’acheter un billet d’avion pour rentrer, parce que notre appartement est confortable pour un confinement, parce que les hôpitaux en France sont débordés, parce qu’il aurait été difficile de trouver un endroit où nous confiner à notre retour sans prendre le risque de ramener le virus chez nos parents, parce que nous étions jeunes et en bonne santé, et parce que nous étions en contact étroit avec l’ambassade et les deux médecins français de Yangon grâce à notre emploi, garanti jusqu’à fin Juin, au sein du Lycée Français International de Rangoun – Joseph Kessel. 

Avant la déclaration du premier cas positif au Covid-19 le 24 mars, la Birmanie était le plus grand pays au monde préservé de la pandémie ; et son gouvernement rivalisait d’imagination pour expliquer cette absence de cas.

Le régime alimentaire des birmans les protège contre la maladie, les conditions d’hygiène sont tellement déplorables que la population est naturellement immunisée, les habitants voyagent si peu dans le pays que l’épidémie ne se répandrait pas, le climat tue le virus … comme nous, beaucoup – expatriés comme birmans – ont ri jaune à la lecture de ces arguments ; puisqu’il était évident pour nous que la seule raison pour laquelle il n’y avait pas encore de cas, c’était qu’il n’y avait pas encore de tests à grande échelle. Alors que des pays comme la Corée du Sud testaient jusqu’à 20 000 personnes par jour, la Birmanie n’en avait testé qu’une grosse centaine depuis les débuts de l’épidémie en Chine.

♦ L’épidémie commence à se répandre dans les pays frontaliers de la Birmanie.

Malgré cette absence apparente de cas, les gouvernements régionaux avaient déclaré les uns après les autres l’annulation de Thingyan, la fête du nouvel an birman ; et la fermeture de bars, salons de massage et karaokés, par précaution.

Thingyan, qui se tient à la mi-avril, est la plus importante célébration du pays ; une semaine de fête et de retraite bouddhiste pendant laquelle les birmans retournent dans leur village d’origine et, entre autres, s’arrosent d’eau à longueur de journée pour symboliser la purification et le passage à une année nouvelle. À nos yeux, son annulation a été une sage décision ; il est difficile d’imaginer un évènement plus propice à la propagation d’un virus.

Suite à ces mesures, et alors que l’épidémie commençait à se répandre dans les pays frontaliers, plusieurs entreprises françaises ont décidé de rapatrier leurs salariés ; ou de les déplacer à Bangkok, mégalopole asiatique équipée d’hôpitaux dernier cri.

L’Ambassade du Royaume-Uni, elle, a publiquement recommandé sur Facebook à ses ressortissants de quitter le pays au plus vite ; précisant que les hôpitaux birmans allaient être débordés par l’épidémie et n’auraient pas les moyens de soigner les patients atteints d’autres maux. Cette mesure a fait beaucoup jaser sur les réseaux sociaux. Les commentaires racistes se sont multipliés sous le post, postés par des utilisateurs birmans visiblement outrés que le Royaume-Uni, dont la Birmanie est une ancienne colonie, considère leur pays comme manquant de compétences et de matériel médical.

♦ Était-il si sage de rester ?

L’Ambassade de France à Yangon n’a pas chômé non plus. Dans la semaine précédant la déclaration du premier cas de coronavirus, nous avions reçu un email qui proposait aux résidents français en Birmanie de rejoindre l’un des derniers vols en partance pour la France ; vol qui devait essentiellement rapatrier les touristes français n’ayant pas encore quitté le pays. Fruits de négociations entre le gouvernement français et Qatar Airways, ces vols ont permis à plusieurs de nos collègues au Lycée Français de rejoindre leurs proches en France, et de continuer l’enseignement à distance. Les pays voisins de la Birmanie fermaient leurs frontières les uns après les autres ; le nombre de vols s’amenuisait de jour en jour. 

Et puis un jour, le coup de grâce : on nous annonce que l’une des deux cliniques internationales de la ville a fermé pour deux semaines, parce qu’une guide touristique birmane touchée par le Covid-19 y était venue plusieurs fois avant de déclarer la maladie.  Son médecin principal, un français installé à Yangon depuis de nombreuses années, était en quarantaine à domicile et ne consultait qu’à distance.

Nous avions à peine eu le temps de digérer l’ironie de la situation – fermer une clinique parce que des gens malades y circulent -, que nous apprenions la fermeture de la deuxième clinique internationale, quelques jours après. L’un des employés avait été testé positif au coronavirus.

♦ L’impression de s’enfoncer obstinément dans l’erreur.

Toutes ces nouvelles, reçues les unes après les autres, nous ont rendus un peu fébriles, et m’ont parfois fait douter de notre décision de rester. Puisque nous lisions à longueur de temps qu’il fallait fuir pendant qu’il en était encore temps, et que plusieurs signes inquiétants, comme la fermeture des cliniques internationales, se manifestaient, était-il si sage de rester ?

Comme je l’ai dit à une amie britannique qui avait décidé, elle aussi, de rester, pour les mêmes raisons que nous, chaque nouvel email de l’Ambassade, chaque information que telle ou telle entreprise rapatriait ses salariés, sonnait comme un avertissement de dernière chance, et nous donnait l’impression de nous enfoncer obstinément dans l’erreur. 

Pour compenser cet état d’esprit, j’avais poussé mon copain à faire des grosses courses alimentaires et médicales ; et nos placards débordaient de pâtes, sauce tomate, vitamines et paracétamol. Reprenant les consignes données par l’un des médecins de l’Ambassade de France, nous avons mis en place une procédure de désinfection à l’entrée de notre appartement, après chaque sortie. Nous nous étions fait livrer quatre bidons d’eau potable, au lieu des deux habituels. Une sage décision, coronavirus ou non, puisqu’avec la saison chaude qui approchait, et ses 35 degrés quotidiens, la soif s’en trouvait décuplée. 

Nos familles s’inquiétaient aussi, bien évidemment. Chaque conversation Skype s’achevait par la promesse réitérée que si l’Ambassade de France nous ordonnait de quitter le pays, nous le ferions. Nous nous sommes aussi souvent imaginés le décès d’un de nos proches en France, et ce que nous ressentirions si nous manquions l’enterrement. C’est un risque auquel nous essayons de ne pas penser chaque jour.

♦ L’annonce du premier cas de coronavirus dans le pays s’est accompagnée, pour moi, d’une sensation de soulagement.

Enfin, nous n’étions plus dans l’attente anxiogène, nous avions du concret, une justification à notre angoisse quotidienne. Dans cette ville où cracher en public est habituel, des lavabos équipés de savon et de gel hydro-alcoolique ont poussé à tous les coins de rue. Il y a eu peu d’épisodes de panique dans les supermarchés, qui ont rapidement regarni leurs rayons. Sur Facebook, le moyen de communication le plus utilisé par les birmans, le Ministère de la Santé et des sports a multiplié les posts, entre détail de chaque nouveau cas et messages de prévention.

Plusieurs de nos amis, birmans comme étrangers, ont commencé à appliquer volontairement des mesures de confinement chez eux, à télétravailler s’ils le pouvaient, à réduire leurs sorties aux courses alimentaires seules. La réaction du gouvernement nous a semblé juste, réaliste, et rapide – nous étions agréablement surpris, et cela nous a enfin confortés dans notre décision de rester. 

Et puis le confinement a été annoncé par le gouvernement. Neuf jours à Yangon, du 10 avril au 19, pendant la période de Thingyan ; 14 jours à Mandalay, deuxième ville économique du pays. Puisqu’il s’agissait d’un confinement recommandé et non obligatoire, les birmans qui prévoyaient de rentrer dans leur village d’origine ont pu faire le trajet, et nous ne savions pas trop à quoi nous attendre. Nous avons refait quelques courses, et la veille du premier jour du confinement, nous avons pris un verre sur notre terrasse, sous le ciel étoilé d’une Yangon calme. 

♦ Nous avions déjà rodé notre quotidien en confinement.

Ce premier jour n’a donc pas été différent des autres. Charly, qui est d’ordinaire surveillant au Lycée Français, s’était adapté au télétravail et gérait maintenant un centre d’appel des parents d’élèves, pour vérifier si tout se passait bien à la maison. De mon côté, en communication, j’avais même plus de travail qu’auparavant – il était nécessaire de garder un lien fort, bien que virtuel, avec les parents et les élèves. 

Le plus difficile, ce sont les soirées. Se changer les idées dans notre appartement après une journée à travailler et manger dans ce même appartement est un défi quotidien – comme pour le reste du monde en confinement. Nous avons cependant la chance d’avoir de l’espace et une terrasse confortable, sur laquelle nous pouvons siroter un cocktail – Charly a été barman – ou jouer aux cartes. La programmation d’Arte sur Youtube n’a plus de secrets pour nous, et nous étrennons de nouvelles recettes de pain et de pâtisserie. Contrairement à la France, nous ne manquons pas de farine !

♦  Au jour où j’écris cet article, le 17 avril, le confinement officiel touche à sa fin.

Et nous n’avons pas reçu d’ordre de prolongation. Je suis sortie plusieurs fois pour faire quelques photos, équipée de mon passeport, une lettre en birman expliquant que je travaille pour le Lycée Français, et mon « Form C », qui prouve que je suis résidente inscrite sur les registres de la ville. Je n’ai jamais croisé un seul policier.

Les rues sont presque vides, la circulation quasiment inexistante. Les supermarchés sont fermés, Thingyan oblige, mais le petit marché de rue en bas de chez nous est ouvert comme à son habitude, le seul changement notable étant le masque chirurgical que porte la plupart des passants. Dans notre quartier, pas de pénurie ; les pharmacies ont étalé leurs produits jusque sur le trottoir et vendent masques, gel hydro-alcoolique et médicaments en grand nombre. 

Notre femme de ménage nous a écrit, pour nous demander si nous pouvions lui envoyer un peu d’argent. Sa seule source de revenus étant notre foyer et celui d’un couple de collègues rentrés en France, elle ne peut plus subvenir aux besoins de sa famille. Charly a donc décidé de sortir hier pour la première fois en dix jours, et de lui envoyer l’équivalent d’un Western Union.

Il n’a pas été surpris de ne croiser aucun représentant des forces de l’ordre dans les rues, dans un pays pourtant si prompt à revendiquer l’usage de la force dès que l’occasion lui en est donnée. Pour lui, même si le confinement doit se prolonger, la police, ou l’armée, n’aura pas besoin de contrôler les gens. La confiance des birmans envers leur gouvernement serait suffisamment solide. Je lui réponds que oui, peut-être, mais dans un pays comme celui-ci, il faut toujours s’attendre à tout.

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Arnaud Le Vu