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« Trafics de femmes » : prostitution et « puticlubs » espagnols dans un livre percutant

Trafics de femmes - prostitution et puticlubs espagnols dans un livre percutant

Article mis à jour le 19 janvier 2024 à 09:34

Alain Tarrius, professeur émérite de sociologie, revient avec « Trafics de femmes » (aux éditions de l’aube) sur le parcours des travailleuses du sexe des puticlubs du Levant Espagnol. Depuis leur pays d’origine à l’Est de l’Europe vers les clubs espagnols et leur retour après plusieurs années de prostitution.

Les femmes ont de tout temps été une monnaie d’échange. Au XVe siècle contre du poivre, du safran, ou des draps de Perpignan ; aujourd’hui contre de la cocaïne ou de l’héroïne. De leur exode aux stations balnéaires roussillonnaises, en passant par les lugubres mises aux enchères à La Jonquera auprès d’investisseurs locaux parfois venus des Pyrénées-Orientales, ces jeunes femmes évoquent également la solidarité entre migrantes et leur projet d’avenir au pays.

Rendre la parole à Magdalena, Irina, Sofia, Dana ou Archangéla, ces femmes « inaudibles »

Pour Alain Tarrius, les trafics de femmes d’aujourd’hui sont une continuité aux « femmes esclaves à la fin du Moyen-Àge«  étudiées par Raymond Sala. Ce dernier historien a également participé à l’écriture de « Un Millénaire de cosmopolitisme féminin à Perpignan et à ses frontières » (Éditions l’Harmattan).

Alain Tarrius a réalisé ses études à partir de nombreux témoignages. Sur cette base, le sociologue a analysé les flux migratoires, leur intensité et les conséquences (financières, démographies ou migratoires) sur les territoires concernés. Au-delà de l’étude sociologique, Alain Tarrius retranscrit certains propos in extenso.

« Mes écrits ne consistent pas à transcrire dans un métalangage sociologique leurs dires mais à extraire des éléments opportuns pour ma démonstration ». Pour le chercheur il s’agit aussi de rendre la parole à ces femmes habituellement inaudible. « Nous avons choisi de les écouter et de retranscrire leurs propos, plutôt que de parler à leur place ».

Du rêve de liberté aux premières passes

Née en Albanie, Sardinella évoque les raisons de son exode et ses premières fois : « C’est à 15 ans que l’envie me vint de partir pour l’Italie. Ici, dans le nord de l’Albanie, nous sommes très liés à la région de Tarente et de Brindisi ; les religieux et les bonnes sœurs qui viennent chez nous attirent là-bas des travailleurs saisonniers ou définitifs avec des candidats prêtres et religieuses. C’était là des occasions de rejoindre l’Europe développée. Alors je suis passée par les religieuses. (…) J’ai été en noviciat une année dans un grand appartement bourgeois aménagé en couvent ; une vie tran­quille mais un peu triste».

Malgré la fierté d’avoir reçu ses papiers, Sardinella fuit le couvent. Sa rupture avec les religieuses l’a poussée dans les bras d’Emilio qui l’initie au travail du sexe. « Tu n’as pas besoin de t’allonger, les clients ils préféreront que tu fasses tout ça à genoux, me dit le pêcheur en riant ». 

Magdalena est originaire d’une petite ville entre Kiev et Odessa. Fille d’employés municipaux qui militent contre l’influence russe, elle est l’aînée des 4 filles du couple. Magdalena part à 18 ans, diplôme en entretien des collectivités en poche. « Il y avait des femmes de partout autour de la Mer Noire, même des Roumaines et des Géorgiennes ; il était évident qu’elles se prostituaient dans les ports d’escale, avec des clients des croisières mais aussi avec des hommes des ports, des marins, des touristes. (…) On se mélangeait et on devenait tous amis, chrétiens et musulmans, Arabes, Turcs, Hongrois, Polonais, Géorgiens et d’autres ; on était un monde à part, le peuple des ports et de la Mer (…) ». Après 5 mois à Sotchi, un Géorgien lui dit : « tu n’as plus besoin de faire semblant de travailler à la propreté des bateaux. On t’a trouvé une bonne place dans un club espagnol pour faire ce que tu as si bien appris à Trabzon ». 

Irina et Sofia sont les filles d’un couple d’agriculteurs installés en Macédoine, près de la frontière bulgare. À respectivement, 19 et 18 ans, elles migrent vers l’Espagne avec un premier séjour prostitutionnel sur les bords de la mer Noire.

« Nous étions dans la même école, dans la même classe. […] Nous avions commencé de temps à autre à monter un touriste dans notre chambre, le travail pour le service du soir dans le restaurant ne rapportait que 60 euros chacune par mois et c’est ce que nous faisions payer à un touriste pour une nuit ».

Le lugubre rituel de la mise aux enchères des jeunes femmes au profit d’épargnants sans scrupule

Alain Tarrius révèle via les témoignages d’Irina, Sofia ou Sardinella la pratique de la mise aux enchères à l’arrivée dans les clubs prostitutionnels de La Jonquera. Cette mise aux enchères permettrait aux responsables des clubs d’obtenir un gain significatif immédiat (environ 80.000€) à l’arrivée des filles. Et « attacherait » ces dernières au club avec une « production » minimale à assurer.

À leur arrivée, les « accompagnateurs » Géorgiens passent la main aux patrons des « hôtels ». Et s’ouvre alors un sordide commerce autour de ces jeunes filles. Ainsi Irina et sa sœur Sofia sont « mises aux enchères » auprès d’investisseurs locaux ; certains venus dans des véhicules immatriculés dans le 66. Selon Irina, les filles étaient mises aux enchères et devaient se « vendre le mieux possible ». De nombreux clubs utilisent cette pratique à l’arrivée des prostituées. La « mise » qui correspond au capital investir par « l’achat » d’une « portion » de prostituée est assortie d’un % annuel : de 5% pour les plus bas prix à 19% pour les « lots » les plus prometteurs. Les filles assistent à ces enchères.

Pour Sardinella, les enchères furent moins élevées. « Les principaux clients de Perpignan ont été avertis et un vendredi, entre 17 et 18 heures, une dizaine était là, rideau tiré. On m’a regardée sous toutes les coutures et le patron a proposé « 5.000 euros à partir de cinq mises ; rapport 8% ». Les clients se tapaient sur les cuisses en riant et l’un d’eux dit : « rien à moins de 15% ; tu nous refiles la grande Duduche ». Sardinella a connu une forte mobilité en clubs prostitutionnels levantins : 8 clubs de La Jonquera à Carthagène.

Le retour au pays en ligne de mire

Après 4 ans d’un parcours chaotique entre clubs de troisième ordre et abattoirs*, Sardinella avait renoué avec sa famille et créé l’ONG Retours. Son but ? Faciliter les retours dans les Balkans des filles qui désiraient investir leur cagnotte dans un projet d’entreprise, de commerce, d’agriculture et autres. Sardinella avoue à Alain Tarrius « aucune ONG « de façade », de celles dont les journaux parlent, n’a voulu nous reconnaître. Certaines ont crié au scandale ». La jeune femme souhaite que les filles réussissent leur retour en investissant leurs gains accumulés suite à « l’exploitation de leurs corps ».

Au fil des années, les femmes se constituent une « cagnotte ». Après 6 années de travail et 380.000€ de gain, ce qui correspond à environ 300€ par jour (120€ pour le gérant du club et 180€ pour la fille), Dana, roumaine et fille cadette d’une famille de marins de Constanţa, envisageait également son retour vers le port de Bucarest sur la mer Noire. « Des copines m’ont peu à peu appris à me faire un projet de départ des clubs : il fallait reprendre contact avec la famille. (…) Avant de quitter l’Espagne, bon nombre d’entre nous, qui ne sont pas accompagnées, passent par les 18 clubs de La Jonquera et de ses environs ».

Selon Sardinella, le passage par les clubs espagnols est à la fois la possibilité du changement de condition et la découverte de nouvelles solidarités. « Nous sommes, à l’heure actuelle, plus de 600 à avoir compris qu’il fallait se mettre en réseau pour trouver entre nous les capitaux, les conseils, les collaborations pour réussir au mieux nos retours (…). Maintenant, dans le plus petit club du Levant espagnol, dans les abattoirs à travailleurs immigrés, comme dans les « clubs chics », les filles sur le départ sont informées de l’existence de l’ONG retours ».  

Sardinella qui se fait désormais appeler Archangella est désormais responsable commerciale dans l’entreprise artisanale de son frère. D’autres jeunes femmes interviewés par Alain Tarrius ont quitté les clubs espagnols pour le « quartier rouge » d’Amsterdam. « Au total, nous gagnions comme en Espagne, avec l’impres­sion d’être nos propres patronnes, des artisanes. […] Nous resterons une année, puis achat cash d’un salon de coiffure et beauté à Podgorica ». Mais Alain Tarrius prévient que ces quelques centaines de retours réussis « ne sauraient cacher les centaines d’échecs tragiques ».

La seconde vie des résidences de tourisme des Pyrénées-Orientales

Au cours de ses recherches, Alain Tarrius a pu constater que les femmes en provenance de l’Est ne s’arrêtaient pas à Perpignan, ni dans les Pyrénées-Orientales. Mais « un vivier prostitutionnel de jeunes garçons et filles à Perpignan » participe à insérer le territoire dans le flux de migrations vers La Jonquera ou Sitges. De plus, les prostituées de La Jonquera « se rendent fréquemment dans des stations balnéaires roussillonnaises ». Selon les témoignages recueillis, hors saison touristique, elles louent les appartements et proposent leurs services via des sites internet locaux.

Mais Perpignan n’est pas seulement une zone de trafics de drogue, base arrière du trafic d’êtres humains. Le département, et son niveau économique particulièrement bas ont parfois conduit certains « investisseurs » à chercher des moyens de mieux rentabiliser leurs économies. Ainsi Alain Tarrius a recueilli plusieurs témoignages de femmes faisant état de la mainmise de certains rentiers du sud de la France qui « misaient sur des filles ».

Selon Alain Tarrius, « telle famille de Perpignan qui a retiré ses investissements du secteur viticole dans les années 1980, pour les placer dans la création des entrepôts d’une zone d’activité, Saint­ Charles, les redirige par La Jonquera vers les puticlubs de Catalogne.

Le chômage et la pauvreté s’accroissent dans les quartiers de Perpignan, au fur et à mesure que prospèrent ces puticlubs et leurs investissements dans l’immobilier touristique. »

Les chiffres de la prostitution féminine en Europe

Sur 13.200 femmes « mobilisées » chaque année, depuis 2006, pour le travail du sexe autour de la mer Noire :
– 1.200 sont des « estafettes » occasionnelles et saisonnières russes et ukrainiennes pour les ports de Varna, Istanbul, Zonguldak, Samsun, Trabzon et Sotchi ;
-1.200 restent à demeure dans l’un des ports de la mer Noire ;
– 2.000 s’en vont vers les Emirats, le Liban et l’Arabie saoudite.

Chaque année, entre 2007 et 2011, sur la voie espagnole :
– 1.200  se sont déplacées par leurs propres moyens, via le « chemin buissonnier » ;
– Les réseaux mafieux géorgiens très liés aux Russes ont conduit, 7.600 femmes vers les puticlubs du Levant ibérique ;
– Parmi ces femmes, 2.300 ont fait une halte avant de rejoindre l’Espagne. L’organisation mafieuse, la Sacra Corona Unita leur fait suivre « un stage » de quelques semaines en Italie du Sud.

Au total, entre 2007 et 2018, ce sont 47.000 femmes des Balkans et du pourtour nord et est de la mer Noire ont rejoint le Levant espagnol pour rejoindre des clubs de prostitution. En 2013, Alain Tarrius estimait que dans les 270 puticlubs, 45% de l’effectif était composé de femmes originaires des Balkans et du Caucase, soit environ 11.000 personnes. Parmi ce flux considérable de femmes, environ 10.000 avaient pu « revenir au pays ».

L’ONG retours compte 607 femmes originaires des Balkans ; dont 467 sont rentrées au pays après 5 ou 7 ans d’activités dans les clubs prostitutionnels. Elles travaillent désormais dans des secteurs traditionnels d’activité hors prostitution.

*Les bordels pour travailleurs agricoles immigrés marocains sont appelés des « abattoirs » du fait des conditions particulièrement difficiles pour les filles.

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Maïté Torres