Créée dans les années 60 pour « bâtir une société respectueuse de toutes les différences », l’association Unapei* 66 emploie aujourd’hui plus de 300 personnes et prend en charge 550 personnes en situation de handicap. Mais le quotidien n’est pas rose pour les salariés qui accompagnent ces personnes vulnérables. Management toxique, souffrance au travail, perte de sens…
Malgré de multiples sonnettes d’alarme tirées auprès de l’inspection ou de la médecine du travail, plusieurs salariés, à bout, ont fait le choix de se tourner vers la presse. Rencontrée, la direction de l’association reconnaît de son côté un management « rigoureux » et « exigeant ». Une enquête réalisée par Alice Fabre et Maïté Torres.
Des salariés dénoncent un management toxique à l’Unapei 66
« Un travail sur la corde raide (…) un renforcement des tensions et une défiance massive envers l’association. Le sentiment d’être maltraitant (…). Le sentiment d’un manque de respect. Un facteur aggravant des troubles psychosociaux (…) un employeur dont la crédibilité est mise en doute. »
Ce 26 juin 2024, Maître Llati, à la barre du tribunal de Perpignan, défend le CSE de l’Unapei 66. L’instance de représentation du personnel est assignée par l’entreprise pour avoir demandé un audit sur les risques psychosociaux il y a plusieurs mois. L’avocat spécialisé en droit du travail étaye son propos en lisant à la juge les extraits d’une enquête menée, en 2022 sur le pôle enfance, par un auditeur indépendant.
Des propos attestés par une quinzaine de salariés entendus lors de notre enquête. Les paroles sont unanimes. Qu’ils soient encore en poste ou partis parce qu’à bout de forces, tous décrivent un management « toxique », une « méfiance de la direction » à l’égard de leurs pratiques, et un « turnover néfaste » impactant les usagers. Bref, une association bien loin de répondre aux valeurs, « de solidarité, de respect et de citoyenneté » qu’elle prône. Selon nos informations, cette souffrance au travail toucherait au moins deux pôles* sur les cinq que compte l’Unapei 66.
« J’avais peur d’avoir un pète au casque, je suis allée voir la psychologue du travail »
C’est par ces mots que Sophie* résume le mal-être devenu quotidien au sein de l’Unapei 66. La jeune femme est salariée depuis plusieurs années de cette association médico-sociale qui prend en charge des personnes de tout âge en situation de handicap. Mastodonte du secteur dans les Pyrénées-Orientales, l’Unapei 66 gère onze établissements.
Sophie a mis du temps à mettre les mots sur ces « injonctions paradoxales qui te font sentir souvent incompétente dans ton travail ». Manque de dialogue avec ses supérieurs hiérarchiques, modification des plannings sans concertation. Des changements qui empêchent d’accompagner les usagers, décisions arbitraires… « avant, le débat d’idées était possible, maintenant c’est vécu comme de l’insubordination. » Sophie détaille ces injonctions contradictoires : « Être sans cesse aux côtés de la personne accompagnée, tout en devant tracer tout ce que je fais. » Le tout avec une hiérarchie très nombreuse et un turnover important chez les cadres.
Des problèmes de management dénoncés le 19 juin 2024, lors d’une journée de grève organisée par le syndicat CGT, représentatif au sein de l’entreprise. Le rassemblement s’est tenu en marge d’une convocation d’un des membres du CSE par la direction, pour « insubordination ». Toutes les personnes rencontrées pointent les mêmes problématiques : un management brutal, par la terreur, une absence de dialogue social, et une forte conflictualisation des rapports entre salariés et direction.
L’association reconnaît des « dysfonctionnements » par le passé
Cette ancienne chef de service se souvient. En quatre mois, elle a vu se succéder six cadres. « La veille de la fin de ma période d’essai, un cadre est arrivé et m’a demandé de rendre les clés, sans aucun entretien. Rien, aucune explication, alors que 15 jours plus tôt la direction louait mes compétences auprès de l’équipe. J’ai dû partir comme si j’étais une voleuse. »
Marie* se rappelle des propos tenus par la directrice, « Ici c’est Poutine, c’est la dictature, si on n’est pas content on dégage ! ». Depuis son passage à l’Unapei 66, Marie a mis une année complète pour se reconstruire, tant l’expérience l’a affectée. Marie témoigne aussi de ces convocations à 13 heures pour n’être reçue qu’à 17h le vendredi après-midi. Une souffrance constatée par Sophie : « Marie n’a même pas pu dire au revoir aux usagers. »
D’autres événements, pris de façon isolée, peuvent paraître anecdotiques. Mais mis bout à bout, ils usent et altèrent la santé mentale des salariés. Comme ce durcissement des règles d’emploi du temps. « On ne peut plus faire d’heures supplémentaires. Parfois on ne peut même pas rester jusqu’à la fin du rendez-vous médical de l’usagé qu’on accompagne. Il doit rester seul dans la salle d’attente. »
Plusieurs anciens collaborateurs ont refusé de nous répondre, disant s’être « reconstruits » et avoir envie de tourner la page d’années difficiles. Même la médecine du travail constate cette situation dégradée, reconnaissant un certain « malaise » dans plusieurs établissements.
La présidente de l’association, Marie F. reconnaît « des dysfonctionnements » par le passé, notamment en matière de gouvernance et de dialogue social. Mais assure que du chemin a été fait, et que le bien-être des salariés est désormais bien pris en compte. Afin d’améliorer la gouvernance, selon Marie F « nous avons élaboré un plan d’action qui est en cours de finalisation ».
Le management par la peur d’une seule personne ?
Tous les griefs des personnes rencontrées dans le cadre de cette enquête pointent vers une personne en particulier : Sonia B. Nommée en janvier 2022, l’actuelle directrice générale de l’Unapei 66 était jusque-là, depuis dix ans, à la tête de l’Esat l’Envol. Cet établissement d’aide par le travail accueille des adultes handicapés psychiques. Il est constitué de plusieurs ateliers, des espaces verts à la menuiserie en passant par la mécanique. Ce transfert de direction serait selon cet ancien cadre de l’Unapei 66 à l’origine des difficultés. « Ce n’est pas facile de devenir directeur général dans un endroit où on a été collègue avec les directeurs. » Un argument qui peut s’entendre.
Mais cela expliquerait-il la « vulgarité », le « manque de respect », voire les « humiliations répétées » que plusieurs anciens cadres, moniteurs ou travailleurs handicapés affirment avoir subis ?
Sonia B. qui a accepté de nous rencontrer, dit ne pas se reconnaître dans ces descriptions, mais concède que sa « personnalité ferme » peut cliver. « Je dis les choses, et cette franchise peut être mal perçue. »
« J’avais des idées noires. Psychologiquement c’était dur. Ma parole était sans cesse remise en question. J’avais un sentiment d’acharnement sur ma personne. » Nicolas*, cet ancien salarié, qui a depuis quitté l’association pour monter son entreprise, parle d’une « placardisation » progressive en raison de désaccords récurrents avec la directrice, et de menaces répétées de licenciement. Plusieurs attestations médicales font état de problèmes de dépression en raison d’un mal-être au travail. L’ancien moniteur d’atelier, qui a été en conflit ouvert avec Sonia B. pendant plusieurs années parle d’un moral qui sombre mois après mois.
Des séances de remises de bons cadeaux et des commentaires infantilisants
« Elle nous demandait de noter les travailleurs handicapés. De cette note dépendait ensuite le montant d’une prime remise sous forme de bons d’achat aux usagers chaque année.” Nicolas fait partie de ceux qui ont été marqués par ces séances annuelles de remise de bons cadeaux, faites devant l’ensemble du personnel de l’Esat, et durant lesquelles l’ancienne directrice se serait permis de nombreux commentaires qualifiés d’infantilisants et de rabaissants par plusieurs témoins. Malgré l’absence de critères de notations clairs, de son côté Sonia B. récuse toute volonté d’infantilisation et voit dans ces bons d’achat une méthode de valorisation au mérite.
L’attitude vindicative de Sonia B. pendant sa direction de l’Esat l’Envol nous a été confirmée par plusieurs sources. Anthony* dénonce un climat de peur entretenu par la direction de l’établissement et un turnover important qui a des conséquences sur l’accompagnement des usagers. « On m’a déjà reproché d’être trop maternant. Ils nous disaient qu’il ne fallait pas les brosser dans le sens du poil. Tout le monde devait être au garde à vous. » Confrontée, Sonia B. ne se « reconnaît pas dans ces propos. » Sonia B rajoute, « ce que je peux vous dire, et que j’assume encore aujourd’hui, c’est que quand on est malheureux dans son travail, il faut partir. »
Depuis sa promotion à la direction générale de l’Unapei 66, les relations sont tendues entre les représentants du personnel et la directrice générale. Selon elle, cela serait lié à une volonté de remise à plat des représentations syndicales de la structure. De son côté, le CSE dénonce des mesures visant à amoindrir le poids de la parole syndicale.
« Maltraitance institutionnelle » au pôle enfance de l’Unapei 66
Ce climat dégradé se retrouve aussi au Pôle enfance de l’association, qui a connu trois années agitées. En 2021 et 2022, ce sont plusieurs lettres anonymes qui mettent le feu aux poudres. Elles visent l’IME les Peupliers, et dénoncent de supposés faits de maltraitance au sein de la structure. Branle-bas de combat, plusieurs personnes de la direction sont alors remerciées, et une nouvelle équipe est nommée par le conseil d’administration. C’est à ce moment-là que Sonia B. quitte l’Esat pour accéder à la direction générale de l’association. Durant cette période de crise, plusieurs salariés affirment n’avoir pas été entendus par la direction, et s’être sentis abandonnés. La présidente se souvient de cette période comme une crise qui a laissé des traces au sein de l’association.
En mai 2022, une soixantaine de salariés se rassemblent devant l’établissement qui accueille 80 jeunes enfants pour dénoncer « un climat délétère ». Une dégradation de l’ambiance de travail confirmée par les résultats d’un audit, le même que celui évoqué par Maître Llati dans son argumentaire. Le document, paru durant l’été 2022 et qui se concentre uniquement sur le cas du Pôle enfance confirme ce sentiment de mal-être.
Ses conclusions font état d’une défiance massive envers l’association, de situations conflictuelles, de cadres de direction sans objectifs clairs et sans moyens, et assurent que le manque de concertation est « un facteur aggravant des troubles psychosociaux. » À l’issue des conclusions accablantes de l’audit, des travaux en urgence sont entrepris par l’Unapei 66. La direction décide de faire appel à une entreprise chargée de mettre en place des groupes d’analyse des pratiques.
Ces temps menés par des professionnels extérieurs permettent aux salariés de repérer et comprendre les problématiques auxquelles ils sont confrontés dans leur quotidien au travail. Belinda Rodriguez et ses équipes ont suivi plusieurs groupes au sein de différents pôles, notamment le pôle enfance. L’intervenante s’alarme de « graves dysfonctionnements, d’équipes en souffrance, qui font que les professionnels se sentent tellement insécurisés, qu’ils peuvent ne pas se rendre compte de certaines dérives. » Signe que malgré les mesures mises en place, aucune ne semble efficiente.
Ces groupes d’analyse des pratiques devaient permettre d’établir des bilans, mais Belinda Rodriguez et ses équipes ont été remerciées il y a quelques semaines sans pouvoir aller au bout de la démarche et du contrat signé avec l’Unapei 66. Interrogées sur ce point, la présidente et la directrice contestent l’annulation de ce dispositif et parlent juste d’un report de ces séances.
Des financeurs aux abonnés absents ?
L’Unapei 66 vit essentiellement avec des fonds publics. 46% de son budget provient de l’Agence Régionale de Santé, sa principale institution de tutelle, et environ 20% des aides du Conseil départemental, en particulier pour les lieux d’accueil des adultes en situation de handicap. Deux instances à qui les salariés ont écrit à plusieurs reprises pour leur faire part de leurs difficultés. Si l’ARS n’a pas répondu à nos sollicitations, le Conseil départemental, qui soutient les activités à destination d’un public adulte, botte en touche. « Nous n’avons pas d’éléments probants récents laissant penser que la situation se serait aggravée ».
Certes, une réunion a bien eu lieu entre l’ARS, le Département, la présidente et la directrice générale de l’association en août 2023. « Nous avons fait une demande plus globale d’audit sur l’ensemble de l’association, nous n’avons pas eu de retour à ce jour. » Normal, cet audit n’a jamais eu lieu, puisque la direction refuse sa mise en place. Pour elle, il n’y a aucun risque immédiat qui justifierait le lancement d’un audit global. Sonia B. invoque les audits déjà prévus pôle par pôle, préférés à une enquête globale sans pour autant donner de calendrier précis.
L’Inspection du travail, elle aussi informée de la dégradation des conditions de travail au sein de l’association, n’a pas souhaité nous répondre, invoquant son droit de réserve.
Un mal-être au travail systémique du secteur médico-social
Si la situation à l’Unapei 66 semble particulièrement dégradée, c’est surtout l’ensemble du secteur médico-social qui connaît des bouleversements impactant les conditions de travail des salariés. Les pratiques professionnelles ont évolué, entraînant une perte de repères qui peut pour certains être ressenti comme une souffrance. Selon Daniel Verba, sociologue qui a étudié le secteur du travail social : « Il y a une bureaucratisation du travail social qui est indiscutable. Pèsent sur les travailleurs sociaux des obligations de rendre des rapports, des tableaux Excel qui recensent les actions menées. Il y a un contrôle social très important sur eux. On leur demande de rendre compte en permanence de leur travail. Ce temps de travail bureaucratique s’effectue au détriment du temps de travail social au contact de l’usager. »
À cela s’ajoute une tension sur le marché du travail social. Les institutions ont du mal à recruter, les postes étant peu attractifs avec des salaires « assez misérables compte tenu de la charge de travail qui incombe aux salariés. La nouvelle génération veut bénéficier de conditions de travail suffisamment confortables pour cumuler vie personnelle et professionnelle », pour Daniel Verba. Mais dans le même temps les usagers continuent d’affluer. « Ces tensions sur le marché de l’emploi ont des effets sur le travail social. Les salariés sont beaucoup plus essorés par les employeurs qu’ils ne l’étaient par le passé. Ils subissent une forte pression. » Une pression aussi subie par les employeurs « aussi comprimés que les salariés. Ils vont leur transmettre la pression qui s’exerce sur eux. Il faut bien qu’ils répondent aux exigences de la hiérarchie, des institutions sociales, des politiques publiques. »
Une échéance couperet pour l’Unapei 66
Si les problèmes rencontrés par les salariés de l’Unapei 66 s’inscrivent dans un contexte de dégradation des conditions de travail du secteur médico-social, il n’en demeure pas moins qu’aucune de leurs alertes n’a été entendue par ceux chargés de contrôler cette association.
L’Unapei 66 est sous le couperet d’une évaluation menée par la Haute autorité de santé à l’automne 2024. Ce contrôle qui inquiète la direction doit permettre de renouveler l’agrément de l’association. La présidente parle d’un « moment de vérité. » Quant aux salariés, ils espèrent toujours un audit plus large sur les risques psycho-sociaux dans l’entreprise. La justice doit trancher sur ce point le 21 août prochain.
NB : L’association compte le Pôle enfance, qui regroupe notamment l’Institut Médico-Éducatif « Les Peupliers » à Pollestres ; deux SESSAD, Service d’éducation spéciale et de soins à domicile. Mais aussi le Pôle inclusion sociale et professionnelle, qui comprend l’ESAT (Établissement ou service d’aide par le travail) l’Envol et deux SAVS, des Services d’Accompagnement à la Vie Sociale, structure qui accompagnent les adultes en situation de handicap.
Enquête réalisée pendant quatre mois auprès d’une quinzaine de salariés ou ex-salariés de l’entreprise. La directrice générale et la présidente de l’association ont accepté de nous rencontrer et de répondre à toutes nos questions.
* Unapei : Union nationale des associations de parents d’enfants inadaptés.
* Les prénoms ont été modifiés.
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