Article mis à jour le 30 mars 2022 à 16:30
Au rez-de-chaussée du Couvent des Minimes, une étrange photo vous accueille. Celle d’une tête de girafe empaillée au milieu d’un entrepôt. Le trophée patiente parmi d’autres ; il ornera bientôt une pièce de la maison du chasseur à l’origine de son funeste destin.
Avec cette image plus que troublante, et toutes celles de son exposition « Sugar moon », Mélanie Wenger nous plonge dans l’univers du commerce des animaux exotiques destinés à la chasse. Rencontre avec Mélanie Wenger, co-fondatrice de Inland. « Sugar Moon« , au Couvent des Minimes, les 18, 19, 25 et 26 septembre.
♦ « L’industrie des animaux exotiques rapport plus d’un milliard de dollars »
Il y a les chasses, mais aussi le travail de taxidermie, et les ranchs, comme Wild Life Partners, qui font de la conservation. Ils élèvent des animaux exotiques ; voire même des espèces qui n’existent plus forcément à l’état sauvage. Ensuite les animaux sont transportés sur les lieux de chasse. Il faut savoir que l’optique est avant tout le business de la chasse.
Pour moi, c’est assez complexe de comprendre leurs émotions. Je constate une certaine beauté à voir tomber l’animal, mais je ressens également un déchirement à le voir mourir. Éric et ses clients sont, eux, très émus d’avoir réussi ; ils sont fiers. C’est assez déroutant, mais juste après la mort de l’animal, ils se serrent tous dans les bras et se félicitent. Je parle de l’aspect très viril de ce moment ; ils sont fiers de leur tir, ils se prennent en photo. La photo elle-même fait partie du rituel. C’est une photo trophée : on déplace l’animal, on le met en scène de façon à cacher toute trace de sang.
Qu’ils tirent à pied, ou depuis leur voiture, le simple fait de faire tomber l’animal est une preuve de leur propre valeur. Un guide namibien m’a expliqué qu’il y avait des différences culturelles dans la chasse. Les Allemands, les Français, les Russes ou les Américains ; chacun chasse d’une manière différente. En France, le chasseur recherche une espèce d’égalité dans son rapport à l’animal. Dans la traque, il doit y avoir la notion d’effort, et la marche fait partie du rituel. Aux États-Unis, la chasse depuis la voiture n’est absolument pas choquante ; ils font beaucoup de choses depuis leur voiture.
♦ « Je suis conscient qu’on me déteste, mais je m’en fous » dixit Éric Grimland
Mon travail pour ce reportage a commencé 1 ou 2 ans en amont. Il m’a fallu savoir comment accéder à Éric, le trouver et le convaincre de me laisser le suivre. Éric Grimland est le seul qui m’a laissée rentrer. Ce sont de longues discussions, de longs échanges avant d’en arriver à la photo. Il a aussi une certaine dose de narcissisme chez Éric.
Et puis, quelque chose s’est débloqué avec l’élection de Trump. Il y a eu une ouverture du milieu, une sorte de validation de la pratique. Comme si l’arrivée de Donald Trump avait désinhibé ces pratiques. Les américains pouvaient désormais être ouvertement racistes, anti-avortement ou tenir des propos anti-réchauffement climatiques, c’était ok.
♦ Mélanie Wenger, quel est l’objectif de « Sugar moon » ?
Par rapport à mes précédentes séries, « Sugar moon », parle beaucoup plus de la relation entre l’homme et l’animal. C’est pour moi aussi une autre façon de parler de l’humain et de son comportement par rapport à son environnement. Au départ, j’ai été assez surprise et je trouvais cela tellement absurde l’idée même d’élever des animaux exotiques aux États-Unis pour les chasser. C’est pour cela que j’ai décidé de creuser le sujet. Et au fil du temps, en découvrant la chasse, j’ai aussi découvert les hommes et leur complexité. La complexité de leur choix. Pour moi, c’est le volet le plus intéressant du reportage. Qu’on adhère ou pas à la pratique, je crois que ce travail permet un peu mieux de comprendre ce qui motive ces chasseurs.
Concrètement, aujourd’hui, il y a 2 mondes : celui des pro et des anti-chasse. Ils s’affrontent, ne se parlent pas, ne se rencontrent jamais. C’est vrai sur les réseaux sociaux, mais aussi partout ailleurs. Et c’est un sujet chargé d’émotion. Mon travail n’a pas vocation à défendre ou à pointer du doigt ces pratiques ; parce que cela ne servirait à rien. Le principe est d’essayer que ces deux mondes puissent entamer une conversation. Pas pour approuver ou désapprouver les uns ou les autres ; mais au contraire en faisant en sorte d’expliquer comment cela fonctionne. Ensuite, chacun peut prendre ses propres décisions. Mon objectif est d’informer tout simplement.
♦ Quels sont vos projets actuels ?
Depuis 4 ans, je travaille sur un projet transmédia mondial rassemblant les histoires de survivants de violences sexuelles. Un projet documentaire sur les violences sexuelles dans le monde. Ce sont des témoignages d’hommes, de femmes et d’enfants victimes de violences sexuelle au sens large. Parce qu’il n’y a pas qu’une seule typologie de violence sexuelle. Il a aussi d’autres problématiques autour de ce sujet. Et notamment le trafic d’êtres humains qui conduit à ces violences.
L’idée est de mettre en lumière les chemins qui conduisent aux violences sexuelles ; mais aussi la résilience de ces personnes. Cette fois le support est différent, parce que pour le coup, je crois que la photo ne suffit pas. Je préfère le portrait filmé. Cela reste un portrait, mais qui bouge un tout petit peu plus, et j’y rajoute le témoignage audio. Le projet qui se déroule dans 9 pays différents et sur tous les continents devrait voir le jour fin 2021.
♦ Que pensez-vous de l’évolution du métier de photojournaliste ?
C’est un métier qui attire beaucoup de gens, et parfois ils sont victimes de plein de désillusions. Depuis l’avènement du numérique, le métier est devenu plus accessible ; mais la réalité c’est que la presse vit une grosse crise. Les médias réduisent leur budget photos. Il y a donc de moins en moins de travail et de plus en plus de photographes. Après, c’est un peu comme dans la nature, certains photojournalistes vont disparaître, d’autres pas.
Certains vont se dire photojournalistes parce qu’ils vont sur les Champs-Élysées photographier les Gilets Jaunes ; alors que dans « photojournalisme », il y a aussi « journalisme » et pas simplement « photo ». Moi ça fait 12 ans que je fais ce métier, et j’arrive à en vivre depuis 12 ans. Mais j’ai eu énormément de chance. Et j’ai aussi énormément travaillé. Tous les matins, je me lève et je commence à travailler, il n’y a pas de dimanche, pas de vacances, ni de Noël.
Donc je dirai que ce métier est passionnant, mais il demande beaucoup de sacrifices. C’est compliqué de s’en sortir, mais pas impossible.
Mélanie Wenger
// Sur le même thème
- Visa pour l’Image 2021 l Les derniers jours du camp de Moria avec Angelos Tzortzinis
- Jeunesse & Visa l “Il n’y pas d’image violente, c’est la situation qui est violente”
- Direction et ambitions, quel avenir pour l’association Visa pour l’Image et le CIP en 2022