Article mis à jour le 27 octobre 2025 à 15:46
Avec Frère, Alain Llense, né en 1972 à Perpignan, est proviseur adjoint du lycée Picasso. Il offre un roman poignant sur la solitude et la puissance réparatrice de l’écriture. En réinventant ce frère, l’auteur interroge la construction de soi, la mémoire familiale et la vérité intime que seule la fiction peut révéler. « Frère », paru aux Éditions d’Avallon.
Le site d’information Made In Perpignan s’associe à Mare Nostrum, devenu la référence littéraire du bassin méditerranéen. Dans le cadre de ce partenariat prestigieux, Jean-Jacques Bedu, président du Prix littéraire Mare Nostrum, dévoile ses coups de cœur.
L’œuvre littéraire d’Alain Llense explore les thèmes de la famille, de la mémoire et des relations humaines à travers plusieurs romans. L’auteur publie « Elle fut longue la route » en 2011 ; un premier roman primé deux fois. Suivront, en 2017, puis 2020, « Nos enfants ne sauront jamais les enfants que nous sommes » et « J’ai passé ma vie à t’attendre », un thriller parisien. Passionné de littérature, Alain Llense est aussi chroniqueur et juré au prix Mare Nostrum.
Mémoire familiale et enfance rurale dans Frère d’Alain Llense
Il est des livres qui, sitôt ouverts, nous installent dans un territoire familier et pourtant insondable : celui de l’enfance, cette « patrie intérieure » dont parlait Rilke. Frère, le nouveau roman d’Alain Llense, nous y plonge avec une grâce feutrée, explorant les géographies secrètes qui nous constituent. Poursuivant le sillon creusé dans ses œuvres précédentes, où l’attente et la mémoire familiale dessinaient déjà les contours d’existences hantées, Alain signe ici une méditation poignante sur l’absence, cette présence souveraine autour de laquelle s’organise parfois toute une vie. L’ouvrage est un de ces récits qui habitent le lecteur, tant il touche aux fondations mêmes de l’identité, là où le réel et le rêve s’épousent pour bâtir un refuge contre le silence.
Dès les premières pages, le ton est donné. La narration s’enracine dans le sensoriel, dans une mémoire proustienne portée par les parfums d’après l’orage et de crêpes au sucre. « C’est ma Madeleine de Proust, un repère olfactif qui porte mon histoire », écrit le narrateur. Alain Llense déploie une langue à la fois limpide et enveloppante, qui progresse par vagues de souvenirs, par tableaux successifs où l’intime rejoint l’universel. Les vacances à Saint-Arcapriès, la figure tutélaire d’un père-roc, « un vrai pan de montagne », et d’une mère-rivière, âme slave à « l’allure de tsarine », composent la fresque d’un bonheur originel.
Cette enfance, campée dans la ruralité d’Arfeuil, ce « hameau minuscule au milieu d’un néant vert ou ocre », devient le décor d’une fraternité dont la nature profonde constitue le cœur battant du roman.
L’écriture épouse le flux de la conscience, alternant les phrases amples qui déploient un souvenir dans toute son épaisseur et les propositions brèves qui agissent comme des arrêts sur image, des éclats de lucidité.
Roman sur la fraternité : une narration à double fond
Le roman s’articule entièrement autour de la figure de ce frère, destinataire constant du récit. L’usage du tutoiement instaure une proximité immédiate et place le lecteur en position de confident. Ce frère, à la fois solaire et fragile, passionné de musique, pourrait être lu comme le récit d’un double imaginaire, une projection intime dont la réalité importe peut-être moins que la nécessité. Il incarne une altérité fondamentale, un chemin de vie fantasmé qui permet au narrateur de se définir lui-même, en creux, par contraste. La narration installe une zone de trouble entre souvenir et invention, où la fraternité devient le miroir complexe d’un dialogue intérieur. Plus le lecteur avance, plus il doute de ce qu’il croyait avoir compris, se demandant si cette figure fraternelle est un être de chair ou le fruit sublime d’un besoin du cœur.
Cette apparente limpidité narrative abrite un vertige. La lumière dorée de l’enfance cède progressivement la place à un clair-obscur où percent les angoisses adolescentes, les silences pesants et les douleurs muettes d’une tentative de suicide. Le frère, d’abord figure tangible, se drape d’une aura de mélancolie, son parcours musical devenant une fuite autant qu’un accomplissement. La narration, si sereine au départ, se charge d’une tension sous-jacente, d’une urgence qui interroge. Pourquoi ce besoin impérieux de raconter, de tout consigner avec cette ferveur presque douloureuse ? L’architecture même du roman mime cette quête fragmentaire. Chaque souvenir exhumé agit comme la pièce d’un puzzle dont l’image complète reste hors de portée. Car la dernière partie du roman redistribue discrètement les cartes de la lecture, et ce qui paraissait limpide s’effrite peu à peu dans une lumière nouvelle, obligeant à reconsidérer la nature même de ce qui nous est conté.
Alain Llense, proviseur à Perpignan et artisan d’une littérature intime
Le roman acquiert une portée symbolique considérable, devenant une allégorie de la création elle-même. La musique et l’écriture apparaissent comme deux langages jumeaux pour combler le vide laissé par la perte et le passage du temps. L’écriture devient acte de réparation, une façon de donner corps aux fantômes et de tisser un fil continu entre les êtres, comme ce « fil d’Ariane tendu entre les terres gelées » de l’héritage russe maternel et « les plaines fertiles » du présent. À la manière d’un Christian Bobin qui perçoit la poésie dans l’infime, ou d’un Saint-Exupéry pour qui l’on est « de son enfance comme on est d’un pays », Alain Llense révèle comment les liens, y compris ceux que l’on invente, façonnent notre humanité. Le roman se fait l’écho poignant d’une chanson murmurée, celle où l’on se fabrique une famille pour répondre au silence, où l’on s’invente un frère que l’on n’a jamais eu.
Avec Frère, Alain Llense offre une méditation sur la solitude et la force créatrice qu’elle engendre. Le roman nous confronte à nos propres mythologies, à ces figures secrètes qui peuplent notre théâtre intérieur. Une fois le livre refermé, une relecture s’impose, tant le récit se déploie à rebours. On se surprend à revisiter les premières pages avec un regard neuf. C’est un roman sur la puissance de la fiction comme vérité intime, un voyage littéraire qui, une fois le silence final advenu, continue de vibrer en nous, comme une mélodie entêtante dont on comprendrait enfin le sens caché. Frère est un formidable tour de force où Alain Llense, avec une maîtrise narrative éblouissante, nous fait chérir une illusion pour nous laisser, au seuil du silence, bouleversés et admiratifs.
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