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Perdus par nos humanités – Regard sur une planète contaminée par Samuel Bollendorff – Visa pour l’Image 2018

Article mis à jour le 14 mars 2023 à 08:44

« Un lac [en Russie] de 100 m de diamètre et profond comme un immeuble de 7 étages. Au bout d’un quart d’heure, on a mal à la tête tellement l’odeur est persistante. Les berges sont molles, les pieds collent à cause des hydrocarbures. Et on ne sait même pas comment nettoyer cela puisqu’on ne sait même pas ce qu’il y a dedans ! »

« Contaminations (Ou Après moi le déluge) » est une série réalisée par le photographe Samuel Bollendorff en coproduction avec le journal Le Monde. Le photojournaliste a fait le tour de la terre en 2018. Ça ne prend que quelques heures tant elle est petite comme il aime à le souligner. « Où que mon regard se soit porté, il s’est perdu dans l’obscurité. Un fleuve mort sur 650 km, des poissons déformés, des forêts radioactives, des enfants qui naissent sans yeux, des mafieux qui font du trafic de déchets toxiques, des déchets plastique à la dérive au milieu d’un océan devenus les premiers maillons d’une chaîne alimentaire dégénérée… Qu’avons-nous laissé faire ? »

♦ À l’autre bout du monde tout comme chez nous

Samuel Bollendorff a souhaité s’intéresser à ce qui se passe à nos portes en Italie au cœur de l’Europe. Montrer comment la Gomorra a épandu, pendant plus de 20 ans, l’équivalent de 400 000 semi-remorques de déchets toxiques issus des usines de métaux lourds du nord du pays. « Ils ont épandu dans les champs là où on élève les boeufs pour faire la Mozzarella. Aujourd’hui, la moitié de la nappe phréatique de Naples est contaminée avec l’uranium et les solvants de l’industrie. On a ce qu’on appelle un triangle des tumeurs. Une zone dans laquelle le taux de cancer des enfants explose et où les cancers des enfants âgés de 9-10 ans correspondent à ceux de personnes qui auraient travaillé pendant 40 ans dans une mine ».

De l’autre côté du globe, à Fukushima, dans un pays supposé avoir moins de risques. Même constat du reporter sur « l’après » catastrophe nucléaire du 11 mars 2011 : « Le réacteur 1, dans son explosion, a produit une espèce de neige de micro billes de césium de quelques microns. Elles sont encore partout dans les arbres, dans les champs, et on a beau gratter la terre, ça ravine. Cela va continuer à contaminer cette zone pendant des siècles. »

Samuel Bollendorff résume en ces termes son engament. « Depuis 20 ans je travaille sur des sujets de précarité. Longtemps j’ai pensé que ces histoires n’étaient pas les miennes. Croyant peut-être pouvoir me protéger du poids des témoignages des plus fragiles en imaginant avoir la chance de ne pas être dans les situations que je photographiais. Aujourd’hui, j’ai fait le tour de la terre, et je l’ai vue si fragile. Nos déchets sont partout, contaminant les terres, les eaux et l’air. Nos océans immenses sont souillés jusqu’en Arctique, des milliers de tonnes de déchets polluent déjà l’espace. Continuer c’est être aveugle, ces histoires sont les nôtres ».

♦ Un format d’exposition original et issu d’une longue réflexion

Présentée sur des bâches dans la cour de l’église des Dominicains, cette exposition sort de la « mise en scène » traditionnelle du photojournalisme. Comme l’an dernier sur le parvis du Palais des Congrès, Samuel Bollendorff a longuement mûri son « Editing », à savoir ses choix de photos et les textes qui les accompagnent. « Ce sont des images qui n’existent qu’avec un texte. Au moment où les gens les regardent, ils lisent dans le même temps le texte. Ce ne sont pas deux temps différents pour moi ».
Le journaliste a abandonné le fantasme de la photographie de reportage, celle capable de tout dire, une photographie objective. Sans oublier, la presse qu’il juge ne plus être au rendez-vous, capable de trahir les intentions initiales du photographe avec une légende à l’opposé du sujet.

« Mon idée n’est pas de décrire l’image car cela n’a aucun intérêt  ! Voir un enfant qui joue au ballon rouge avec une légende qui écrit un enfant qui joue au ballon rouge … L’idée est de produire un texte qui vient en décalage, en résonance, en décollement. Finalement, avoir une information visuelle peu bavarde qui produit un théâtre si je puis dire, et un texte qui lui raconte réellement. […] Chacun d’entre nous va relier cette information auditive ou textuelle. Chacun va produire ce que j’appelle le troisième argument narratif. Avec son imaginaire, avec des images actualités, il va mettre en scène son histoire dans ce décor. Et à partir du moment où ce troisième argument est pris en charge par le spectateur, cela l’engage ».

♦ Aborder autrement l’humain et les sujets sociaux

Cela fait plusieurs années que Samuel Bollendorff travaille sur des sujets sociaux. Au fil des ans, les approches ont pourtant changées. Tout d’abord avec l’humain au cœur de ses images. Depuis quelques temps, comme l’explique le photographe, il s’est retrouvé à produire des images de lieux vides avec des textes comme évoqué ci dessus. Un des facteurs de cette métamorphose ? Un travail sur les immolations, moment où par définition, il n’est pas présent. Comment évoquer ce drame ? Samuel Bollendorff esquisse une réponse …

« Une image d’immolation, on a tous vue une ! Si ce n’est celle de Jan Palach [étudiant en histoire tchécoslovaque qui s’est immolé par le feu en 1969] qui a fait le tour de monde. Il suffit de la convoquer et on se figure l’horreur que ça a pu être. Il faut photographier ces lieux. C’est la devanture d’un bâtiment France Télécom, c’est un bâtiment de la CAF, c’est le parking de Pôle emploi, c’est la cours d’un lycée à Béziers. Ce sont des lieux photographiés de façon très simple, très cadastrale, sur laquelle viennent dialoguer les textes. »

Samuel Bollendorff travaille sur un nombre réduit de photographies, favorisant une image et un texte simple. « Moins on est bavard, plus on est précis et tranchant. Des photos qui racontent la même chose, c’est un peu comme se paraphraser ». Des images de moins en moins « hard », pour toujours aller plus loin dans cette mise en scène du hors-champ. Laisser le cerveau du spectateur relier, travailler, mettre en musique, s’activer et du coup produire une résonance avec une part de son expérience.

♦ Redéployer ses projets sur de nouveaux supports

Quel lieu propice à toucher les gens ? Samuel Bollendorff pose clairement la question de l’évolution de notre relation à l’image. Fini selon lui l’époque où vous aviez connaissance du monde uniquement grâce à des photographes professionnels. L’époque où la photographie privée était conscrite aux albums de famille. Le public ne reçoit plus les clichés au travers des canaux habituels. D’où, pour le photographe, la nécessité de repenser la façon dont on arrive « à ferrer un regard, à engager le spectateur, à parler à des gens qui ne se comportent plus comme 10 ou 20 ans en arrière ».

« Quand on a  réalisé [La nuit tombe sur l’Europe] l’année dernière sous la canopée des Halles, on a estimé le nombre de visiteurs de l’exposition à plus de 100 000. Si j’avais fait cette exposition dans une institution de photographie à Paris, j’aurai eu 4000 visiteurs dont les trois quarts auraient été des gens qui s’intéressent soit à la photographie soit à mon travail. Des gens déjà acquis à la cause. Exposer à la sortie de tous les hubs du métro de Paris, on ne touche pas moins de gens. On essaie de redéployer ses projets ».

Après un travail sur les violences faites aux migrants tout au long de leur périple, le journaliste a travaillé sur les morts de la rue incluant aussi bien les décès sur un trottoir que les histoires de disparitions anonymes. Samuel Bollendorff envisage un livre recueillant tous ces projets. Comme « un constat, un portrait terrible de notre humanité en ce début de XXIe siècle où l’on regarde sous la fenêtre des gens crever dans la rue » tels sont ses propres termes.
« Que ce soit à l’échelle de l’Europe qui est censée être un idéal, un modèle de démocratie et d’humanisme qui laisse des cadavres à ses portes par peur de l’immigration, ou que ce soit à l’échelle de la planète qui finit impropre au développement de la vie, ce sont nos humanités qui nous ont perdues« .

Exposition, dans le cadre de Visa pour l’Image 2018, visible jusqu’au dimanche 16 septembre dans la cours de l’église des Dominicains.

Avec le soutien de la Fondation Tara Expéditions. Exposition coproduite par Icade.
Les enquêtes ont été réalisées avec les journalistes du Monde, Simon Roger (Alberta), Claire Gatinois (Brésil), Stéphane Mandard (Japon), Jérôme Gautheret (Italie), Isabelle Mandraud (Russie), Stéphane Foucart (USA), et Patricia Jolly (Pacifique).

 

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Maïté Torres