Article mis à jour le 27 janvier 2024 à 09:07
Un concentré d’émotions en 211 pages. De la tendresse à la nostalgie, de la colère en passant par l’amertume, Jean-Paul Pelras est un passionné. Passionné par le monde paysan, par la vie des territoires et par la musicalité des mots qu’il fait danser au gré de ses articles dans l’Agri, le journal qui affiche clairement son ambition : « Le journal qui le dit ». Rencontre avec l’auteur – « Le Journaliste et le paysan » aux éditions Talaia.
♦ 1992, annus horibilis du maraîchage dans les Pyrénées-Orientales (PO)
Il s’agit peut-être là d’une des plus grandes blessures qui émerge à la lecture de cet ouvrage ; la chute après la revanche prise sur la condition d’ouvrier agricole du pater familias. « À bien y regarder, je crois que je suis devenu agriculteur par déterminisme social… Sans jamais l’avouer, mes parents ont souffert de leur situation d’ouvriers qui certes leur a permis de fonder une famille, mais avec des ambitions professionnelles et personnelles très limitées. Voir leurs enfants s’installer et vivre par procuration ce rêve qu’ils n’ont jamais pu réaliser fut une forme de revanche sur la vie ».
Début 1992, certains se remémoreront les paysages inhabituellement recouverts d’un blanc manteau. La plaine du Roussillon paralysée, pour les enfants le bonheur des bonhommes de neige, pour les agricultures du département, une catastrophe. « Un ciel plus souvent sans Dieu que sans nuages qui dispersa les 22 et 23 janvier 80 centimètres de neige très lourde sur les 700 hectares de serres que comptait alors le département des PO. En une seule nuit troublée par le seul gémissement des ferrailles et l’effondrement des structures qui s’ensuivirent, 450 hectares furent anéantis ».
La même année, en septembre, ce sont les pluies qui précipitèrent le maraîchage catalan dans la pente de laquelle il ne se relèvera jamais. « L’aventure agricole des frères Pelras a donc sombré quelque part au large de l’année 1996 ». Malgré la faillite, Jean-Paul choisit de se lancer seul, « puis au début des 2000, j’ai arrêté, car j’étais à bout de souffle, entre temps, il y a eu le syndicalisme, la prison… ». Son engagement syndical le conduit, dans les années 90, à passer 14 jours dans la prison de Perpignan. Quatorze jours qu’il mettra à profit pour parfaire sa plume grâce à son amitié avec le romancier gardois Jean Carrière, prix Goncourt 1972. Épisode de sa vie que le paysan-journaliste évoque dans un précédent ouvrage.
« L’agriculture, telle que je l’ai vécue n’existe plus. D’ici une dizaine d’années, il n’y aura plus d’agriculteurs. À force de critiquer le monde agricole sans apporter de solution alternative, on va tout abandonner et on passera à autre chose et on dépendra sur le plan alimentaire d’autres pays. Mépriser le paysan aujourd’hui revient à oublier un peu trop vite ce qu’il représente pour nos sociétés. Plus de paysans, plus de nourriture !. S’emporte Jean-Paul Pelras.
♦ « Je suis donc arrivé au journalisme comme celui qui revient avec un bouquin alors qu’il était parti acheter une tronçonneuse »
Des échanges sur les barricades qu’il bâtissait en tant que syndicaliste, l’ont conduit peu à peu à décrire, d’abord pour La Semaine du Roussillon, puis pour l’Indépendant et désormais pour l’Agri, la situation du monde agricole. Un glissement entre les deux mondes qui s’est fait, selon lui, « très vite ». Malgré « ce mépris, cette supériorité de pacotille infligée à un plumitif de campagne par celles et ceux qui savaient forcément monter un carton, calibrer un titre ou travailler en open space, un téléphone dans chaque main et deux colonnes à remplir avant le bouclage ». Mépris qui fait écho à celui vécu quand il franchit les grilles du collège, bien loin du préau rassurant de son école communale du Haut-Conflent. Il préfère finalement écrire « à distance ses milliers d’articles sur le monde paysan » plutôt « que de glaner les infos dans les bars de nuit », profitant de sa prose pour tacler quelques anciens collègues qui se reconnaîtront.
♦ « L’écriture… Parce qu’elle me sert à évoquer le monde rural et, d’une certaine façon ce que je lui dois. Elle est devenue au fil des ans, le prolongement naturel de l’agriculture »
Adepte des éditos forts et marquants, voici celui publié début 2018 et qui, selon Jean-Paul Pelras, fit grand bruit dans le monde feutré de la politique et des communicants. Une histoire totalement inventée par son auteur, mais « qui aurait pu se dérouler ici dans le haut pays en 2018, quelque part en plein mois de janvier ».
« Nous l’appellerons Baptiste. Nous lui donnerons 40 ans. Celui-là vit dans un petit village du haut pays où l’on compte encore cinq feux contre plus de cinquante au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Pour arriver jusqu’ici, il faut bien sûr emprunter le réseau. Ce matin-là, les emmerdements ont commencé à cause de la bétaillère, ou plutôt à cause de la carte grise qu’il fallait refaire en utilisant, dématérialisation oblige, Internet pour obtenir ce genre de document. Impossible, pas de réseau. Baptiste remet au lendemain en posant ce dossier sur ceux qui s’empilent au bout de la toile cirée, entre la corbeille de fruits et les lunettes du père.
Le père justement, qui tousse depuis une semaine, qui a de la fièvre et qui ne s’est même pas levé ce matin-là pour sortir le chien. Baptiste appelle le médecin, le seul qui exerce sur le canton à trente kilomètres de là. Rien, pas de téléphone, ni fixe, ni portable. Dehors, le temps menace, la météo porte de la neige pour ce soir. Alors le père se résout à monter dans la voiture… L’église, le monument aux morts, l’école qui a fermé en 1962, le bistrot qui n’ouvre plus que le dimanche matin pour la partie de cartes. Il regarde défiler son temps et il sait en posant ses grosses mains rouges sur ses genoux qu’il va devoir lâcher prise. Il sait qu’elles se refermeront sur un drap d’hôpital. Ce qu’il n’avait pas imaginé, c’est qu’il allait laisser derrière lui, non pas une histoire, mais une illusion.
Au bout de cinq ou six kilomètres, à cause de la pluie, d’un cerf ou de sangliers, un morceau de montagne est descendu sur la route. Il faut faire demi-tour et emprunter cette traverse qui rallonge d’une bonne demi-heure. Un peu avant midi, le père est accueilli aux urgences d’une petite clinique de sous-préfecture. Baptiste tente de le rassurer avec des mots qui les gardent l’un et l’autre à bonne distance des certitudes. Alors, il promet de revenir avant la nuit. Parce qu’il ne peut pas rester à cause de la « Coquette » qui doit faire son veau et parce qu’il est parti sans donner aux vaches.
En arrivant, c’est justement Coquette qu’il entend gueuler là-bas au fond de l’étable avec le veau entravé à ses pieds, mort. Bien sûr, il faudrait appeler le vétérinaire, mais le téléphone ne passe toujours pas. Alors comme souvent, il se débrouille, sauve la mère, éloigne le petit cadavre un peu plus loin dans cette neige qui commence à tout recouvrir. Vers deux heures de l’après-midi, il rentre pour boire un café. Le feu est éteint, il regarde les papiers, la photo posée sur le buffet à côté du calendrier des postes. Cette photo prise l’été où il est sorti avec Marion. Marion qui est restée trois ans et qui est repartie parce que c’était trop compliqué. Quatre heures de l’après-midi, il faut ouvrir le chemin à la pelle, chaîner et, comme promis, descendre à la clinique. Le père reviendra pour quelques jours ou pour quelques mois. Et puis Baptiste attendra qu’il s’en aille pour trop longtemps avant de partir à son tour. Avant de refermer définitivement cette porte sur le silence d’une montagne que tant de générations avant lui ont su comprendre et apprivoiser ».
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