Article mis à jour le 15 septembre 2022 à 10:57
Le colloque qui s’est tenu à Perpignan ce 18 mars confrontait magistrats espagnols et français. Durant près de 4 heures, magistrats du siège, du parquet et chercheurs se sont succédé pour mettre en lumière les positionnements judiciaires face aux violences conjugales. Des choix politiques différents de part et d’autre de la frontière qui sont visibles sur les chiffres des féminicides.
Les chiffres sont flagrants ; en 2021, 44 Espagnoles sont mortes sous les coups de leur conjoint quand la France comptait 113* féminicides sur la même période. Le budget alloué par l’Espagne aux luttes contre les violences machistes serait-il la clé ? Pour le Président du tribunal de Perpignan ou le procureur, les choses ne sont pas aussi simples. Contrairement aux associations qui prônent un investissement massif pour éradiquer ce phénomène de société.
♦ Formation des acteurs un sujet primordial
Une infirmière dans la salle interpelle le vice-président du tribunal judiciaire de Perpignan Laurent Dagues. « Pendant le Covid on a demandé à des infirmières non spécialisées de travailler dans des services de réanimation ou de soins intensifs et nous avons refusé. Est-ce que cela ne vous pose pas un cas de conscience de prendre en charge ces victimes sans avoir reçu la formation qui vous permettrait de mieux comprendre certains de leurs comportements ; et particulièrement ces femmes qui peuvent retourner avec leur conjoint. Une formation vous permettrait de mieux appréhender ces notions de domination ou d’emprise ».
Le juge de répondre, « nous ne sommes qu’un pion de la chaîne judiciaire, et je ne suis pas le seul à ne pas être formé aux violences conjugales ». Le Procureur de rebondir : « Quand j’étais directeur adjoint à l’école nationale de la magistrature, nous avions mis en place un programme de formation sur la prise en compte des violences conjugales. Nous faisions intervenir le docteur Salmona*. Pour moi, cette formation a été un vrai choc. Entendre parler du psychotraumatisme et du lien entre la victime et son auteur m’a permis de relativiser nos pratiques professionnelles« .
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♦ L’impuissance de la justice face à ces victimes qui reviennent vers leur bourreau
En Espagne comme en France, les magistrats sont confrontés à ces femmes qui alors même qu’elles sont victimes choisissent de ne pas porter plainte – voire de changer d’avis – alors que la procédure judiciaire est déjà lancée. Sur la question de l’emprise, Víctor Correas Sitjes, juge au tribunal de Gérone, confiait : « Au bout de 4 ans, j’avais appris, seulement en lisant la plainte, à savoir si une victime allait changer d’avis ou non. La prise en charge économique, matérielle ou morale est primordiale pour que la plaignante poursuive. Il faut comprendre que souvent, nous demandons à ces femmes d’avoir une conduite héroïque et de faire face à tout en même temps« .
Les magistrats présents disent leur désarroi face à ces victimes qui ne veulent pas porter plainte ou qui reviennent vers leur agresseur. Laurent Dagues de citer un cas marquant pour lui. « Nos seuls éléments de preuve étaient la déclaration écrite des policiers, où ils disaient avoir vu la victime avec la bouche explosée et les photos de l’appartement dévasté. Et à l’audience, le prévenu contestait les faits de violence. La victime disait que finalement, il ne s’était rien passé. Et à la fin de l’audience, elle est même allée embrasser le prévenu à travers la vitre. C’est un cas extrême, mais cela peut arriver. Il a été condamné, mais ce type de comportement de la victime pose des problèmes majeurs de preuve ».
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♦ La violente prise de conscience des Espagnols
C’est Víctor Correas Sitjes qui a expliqué à l’auditoire la prise de conscience de la société espagnole. Le juge faisait rappelait l’histoire de Ana Orantes. Cette femme de 60 ans témoigne en 1997 dans un programme de télévision. Elle raconte ses 40 ans de violences conjugales et son parcours semé d’embûches avant d’enfin décider de divorcer de son bourreau. 13 jours plus tard, son ex-mari l’assassinait.
« Ana Orantes n’a jamais été accompagnée malgré les nombreuses plaintes. Sa seule réponse fut le jugement de divorce, dans lequel elle se voyait contrainte de cohabiter avec celui qui l’avait maltraité durant 40 ans. Elle avait décidé de témoigner pour encourager d’autres femmes à sortir du cycle de la violence. Et elle fut brûlée vive par son ex-mari. Les mouvements féministes se sont emparés de son histoire pour exiger l’évolution du droit des femmes. Et face à l’inefficacité des pouvoirs publics, les associations ont créé des réseaux de protection envers les femmes victimes. (…) Pour vous donner une idée de l’état d’esprit des pouvoirs publics, le vice-président du gouvernement de l’époque qualifiait cet assassinat machiste de « fait isolé, œuvre d’un déséquilibre ».
Pour le juge, cet assassinat fut un réel « électrochoc » dans la société espagnole. À l’époque la société niait le fait que les violences conjugales étaient un phénomène structurel. En 2004, soit sept ans après le décès de Ana Orantes, était votée la loi dite de « mesures de protection intégrale contre la violence conjugale ». Ce texte cadre adopte une définition « des violences faites aux femmes en lien avec les inégalités structurelles entre les femmes et les hommes, considérant les violences comme le résultat de la domination masculine et l’expression de «rapports de pouvoir exercés par les hommes sur les femmes ».
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♦ Les Pyrénées-Orientales pourraient-il devenir pilote en matière de lutte contre les violences faites aux femmes ?
C’est en tout cas le souhait de Sophie Barron Laforest présidente du Centre d’Information sur les Droits des Femmes et des Familles des Pyrénées-Orientales. « Pourquoi ne pas faire comme en Espagne un tribunal dédié aux violences faites aux femmes ? Nous pourrions être un département pilote. Nous l’avons été pour la cellule des Violences Intra-Familiales pourquoi ne pas aller plus loin ? ». La présidente d’association faisant référence au VIF. Cette cellule réunit tous les mois les principaux acteurs en présence (associations, polices, justice, bailleurs sociaux, institutions …) qui suivent les cas les plus complexes. Ce dispositif créé en 2019 était une première en France ; elle est depuis déclinée à une plus large échelle.
Pour Pierre Viard, président du tribunal judiciaire de Perpignan, « les juges et les juristes, sont en bout de chaîne, il faudrait aussi peut-être travailler aussi au début de la chaîne. S’interroger pour savoir pourquoi les comportements de certains conduisent ces personnes à se retrouver devant nos juridictions. Et même si nous avons encore des choses à apprendre des Espagnols, je crois que le gros du travail est à faire au niveau éducatif. C’est au sein de nos écoles et des familles qu’il faut expliquer ce que doit être la vie conjugale et en communauté conjugale ».
Le procureur de la République, Jean-David Cavaillé avance une expérimentation qui pourrait se faire à Perpignan. « Au niveau local, nous avons envisagé de créer des audiences spécialisées. Le barreau s’est plutôt opposé à cette initiative. C’est un fonctionnement qui a été mis en place dans d’autres juridictions, mais ça donne un aspect trop focal sur ce phénomène. Pour l’instant, nous avons fait le choix de respecter cette position des avocats, mais cela pourrait évoluer ».
⊕ Notes
*La France compte 35 Millions de femmes contre 24 millions en Espagne. En 2021, 1,8 Espagnole pour 10.000 est décédée, en France elles, elles sont 3,3 pour 10.000 à avoir succombé sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint.
*Le docteur Salmon est une psychiatre elle est également fondatrice de l’association Mémoire traumatique et victimologie.
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